Cannes 2025 - RENCONTRE AVEC EVA VICTOR : « Je ne sais pas comment les institutions ne peuvent pas être intrinsèquement néfastes »

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Produit par Barry Jenkins et lauréat du prix Waldo-Salt du meilleur scénario à Sundance, Sorry, Baby, de la·e réalisateur·ice américain·e Eva Victor, a clos la Quinzaine des cinéastes 2025. Le premier film de cell.ui qui s’est fait connaître sur Internet grâce à des sketchs et textes humoristiques utilise la comédie pour raconter l’Après d’un agression sexuelle. Pour Sorociné, Eva Victor est revenu·e sur ce parti pris doux-amer et la complexité du stress post-traumatique.

Sorry, baby parle d’une doctorante en littérature, Agnes, abusée par son directeur de thèse. Néanmoins, vous considérez qu’il s’agit d’un récit sur la guérison, et pas sur les violences sexuelles et sexistes en elles-mêmes. 

Eva Victor : Je voulais écrire quelque chose sur les années qui succèdent à un traumatisme, pas sur la violence en elle-même mais la tentative de guérison qui intervient après. Les années où l’on est dans une sorte de déni, animé du sentiment que la vie avance sans nous, et où on tente de donner du sens à ce qui s’est produit. Et je voulais écrire sur l’amitié et l’attachement sentimental qui permettent de traverser cette période difficile, avec amour et gratitude, envers les personnes qui sont capables de nous porter. Vraiment, je tenais beaucoup à raconter cette histoire, si personnelle pour moi, et il m’a fallu cinq ans pour le faire.  

On sent bien le côté personnel, d’autant plus que vous jouez vous-même le personnage principal. Était-ce prévu dès le départ ?

J’ai écrit le rôle pour moi, je lui ai donné une façon particulière de s’exprimer qui me parlait sur le plan personnel, et en même temps, c’est une femme que j’aspire à être. Elle est plus cash que moi et dit tout ce qu’elle pense, quitte à mettre les autres mal à l’aise, et c’est quelque chose que j’aimerais pouvoir faire. 

Et vous le faites avec beaucoup d’humour, ce qui demande beaucoup de tact.

L’humour est un mécanisme de défense, c’est certain. Je crois qu’il est important d’apporter du soulagement et des espaces de respiration au public pendant un tel film ; c’est aussi pour cela que je ne voulais pas montrer frontalement la scène de l’agression. C’est superflu, effrayant et cela fait dévier du message principal. J’utilise aussi la comédie pour me moquer de ceux qui détiennent le pouvoir ou qui sont cruels, cela peut être cathartique et fun parfois. 

Vous avez aussi choisi de ne pas utiliser le mot « viol », sauf à deux reprises.

Chaque personne est différente et met les mots qu’iel veut sur son expérience. Ce mot-là est lourd de sens, et bien sûr, il doit l’être. Je voulais que ceux qui l’emploient ne soient pas ceux qui auraient dû l’employer.

Pourquoi ?

Cela montre l’insensibilité des institutions dont le but est précisément de gérer ces problèmes. Ses représentations ne sont pas toujours capables de comprendre les besoins de la personne prise en charge à ce moment-là, et le langage peut être très effrayant.

Quand vous parlez d’institutions, il est question du corps médical mais aussi de l’université, auprès de qui Agnes signale les agissements de son directeur de thèse.

Honnêtement, je ne sais pas comment les institutions ne peuvent pas être intrinsèquement néfastes, si vous le savez, dites-le-moi. Mais ce qui m’importait, c’était de montrer que les comportements du docteur et des deux femmes de l’université qui s’occupent d’Agnes ne sont que les symptômes d’un problème plus endémique. Il ne s’agit pas de morale personnelle, ils ne font que leur travail.

Vous êtes-vous inspiré·e d’œuvres qui abordent ces sujets pour écrire ?

De beaucoup de livres, surtout. Lolita de Vladimir Nabokov m’a beaucoup marqué·e par exemple, c’était une lecture puissante à plusieurs égards et je voulais l’intégrer au récit. Surtout par rapport à un élément en particulier, le moment où Humbert Humbert se rend compte que Lolita a une intériorité, qu’il l’a peut-être objectifiée et détruite de bien des manières. Pour retraduire cela, j’ai beaucoup travaillé avec Louis Cancelmi [ndlr : le comédien qui interprète l’agresseur d’Agnes], un acteur brillant. Nous ne voulions pas que son personnage semble louche dès le début, plutôt qu’il ait l’air d’un homme chaleureux qui la respecte. C’est dans ce genre de relation qu’il y a une vraie trahison.  

Et de cinéastes ? 

La·e scénariste non binaire Jane Schoenbrun m’a beaucoup appris sur la façon de faire un film. J’adore aussi le travail de Kelly Reichardt, Aftersun de Charlotte Wells et Mademoiselle, de Park Chan-wook. C’est un film si beau, si triste et si queer. 

Vous concluez le film sur la question de la maternité… sans que cela concerne directement le personnage principal. Elle fait une tirade très touchante à un bébé de genre féminin sur le futur. 

À chaque fois que je rencontre un bébé, je me dis, purée, iel n’a pas demandé à être là ! C’est difficile de les voir grandir dans un monde dans lequel le type de violence décrit dans le film peut arriver. De toute façon, je pense qu’on est tous de grands bébés qui tentent de comprendre pourquoi les choses arrivent et comment les interpréter. C’est fou. En tout cas, le bébé était un très bon acteur. 

Propos recueillis par Léon Cattan

Sorry, Baby

Réalisé par Eva Victor

Avec Eva Victor, Naomi Ackie, Lucas Hedges

Ce film est présenté à la Quinzaine des Cinéastes Festival de Cannes 2025.

Quelque chose est arrivé à Agnès. Tandis que le monde avance sans elle, son amitié avec Lydie demeure un refuge précieux. Entre rires et silences, leur lien indéfectible lui permet d'entrevoir ce qui vient après.

En salles le 23 juillet 2025.

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