RENCONTRE AVEC LOUISE CHEVILLOTTE, GALATÉA BELLUGI ET SWANN ARLAUD – « On a tendance à opposer les femmes dans la fiction, mais dans la vraie vie, c’est loin d’être le cas »

© Diaphana Films

Dans La Condition de Jérôme Bonnell, elles incarnent deux femmes vivant sous le joug du maître de maison, au début du XXe siècle. Un film subtil sur les violences domestiques, qui n’a pas de mal à trouver une résonance contemporaine. Interview.

Quasi huis clos, La Condition nous enferme dans le décor d’un manoir bourgeois en 1908. Mais derrière les bibelots en or et les papiers peints fleuris se cache une réalité plus sombre : celle de femmes subissant les violences de l’unique homme de la maison, André (incarné par Swann Arlaud). Il y a d’abord Victoire (Louise Chevillotte), son épouse, qui peine de plus en plus à lui refuser l’accès à sa chambre. Puis Céleste (Galatéa Bellugi), une jeune bonne, à qui il impose des visites chaque nuit. En silence, dans les combles, les deux femmes vont se lier pour tenter de survivre et de combattre leurs conditions.

Ce film est une adaptation du roman Amours de Léonor de Récondo. Aviez-vous lu le livre ?

Galatéa Bellugi : Jérôme Bonnell nous avait déconseillé de le lire avant de tourner le film. Le scénario de Jérôme est une adaptation très libre… Je pense qu’il ne voulait pas que l’on se perdre dans toutes les divergences.

Quelles ont été vos premières réactions à la lecture du scénario ?

Louise Chevillotte : J’ai adoré. J’avais envie de parcourir la psyché de ce personnage. Jérôme Bonnell est vraiment un grand scénariste. Il parvient à être très précis dans sa description et son analyse des rapports humains.

GB : J’étais assez surprise, car le scénario parvient à être à la fois violent et délicat. C’est une violence sourde. Puis, j’aimais beaucoup cette rencontre entre ces deux femmes. Ce sont deux êtres qui ont longtemps été réduits au silence et qui pour la première fois peuvent se parler et espérer un avenir plus lumineux.

Swann Arlaud, comment avez-vous abordé votre personnage, qui synthétise à lui seul bon nombre de comportements patriarcaux et de violences masculines ?

SA : Je me suis dit, « Encore un salaud » ! En ce moment, on vient beaucoup me chercher pour interpréter ce type de rôle. Mais je faisais confiance à la vision de Jérôme Bonnell qui ne souhaitait ni excuser son personnage, ni en faire une sorte de monstre manichéen. On le voit dans toute sa complexité. On comprend qu’il est aux prises avec les injonctions sociales de sa classe, les codes de son époque… Il est sur le fil, car il sait qu’il commet des actes ignobles mais il souhaite absolument se donner bonne conscience en essayant de les justifier.

© Lalita Clozel / Ariane Mohseni-Sadjadi / Politie Production

Il y a plusieurs scènes d’agressions physiques ou sexuelles dans le film. Comment cela s’est-il passé sur le plateau ?

SA : Jérôme met un point d’honneur à ce que tout soit chorégraphié et planifié en amont pour que personne ne se sente mal à l’aise. Mais, il faut bien avouer que certaines scènes ont été très dures. Je pense notamment à une scène où je dois étrangler le personnage de Céleste, joué par Galatéa. Je ne peux vraiment pas la regarder.

GB : Jérôme se posait beaucoup de questions, particulièrement en ce qui concernait les scènes de viol. On a tendance à dire que filmer un objet ou une action permet de le ou la sublimer. Évidemment, ce n’était pas son ambition. Il se demandait alors comment trouver la bonne distance… C’était très intéressant de le voir travailler et de participer à ces réflexions.

Un·e coordinateur·ice d’intimité était-il·elle présent·e ?

LC : Non. Après, c’est un métier qui est assez jeune.  Ce n’est pas encore totalement entré dans les pratiques. Les personnes de l’âge de Galatéa ou du mien auront peut-être plus tendance à y penser que les générations antérieures…

Louise et Galatéa, vos deux personnages vivent sous l’oppression de l’homme de la maison. Elles surveillent leurs déplacements, elles ne peuvent pas trop communiquer entre elles… Comment cela conditionne-t-il le jeu ?

LC : Pour commencer, nous avions le décor qui était un grand manoir avec de multiples entrées et sorties. Cela nous a aidées pour les déplacements : le fait de se croiser sans jamais véritablement s’arrêter, de s’éviter… Mais, malgré la grandeur de cet endroit, Jérôme a aussi réussi à y injecter de la proximité et de la chaleur pour faire naître la relation entre Céleste et Victoire. J’adore sa manière d’insister sur les regards, les sourires. Cela amène de la tendresse malgré la distance. Le scénario étant très bien écrit, nous étions guidées dans cette découverte de l’altérité féminine et de la sororité.

© Diaphana Films

Au début du film, on pourrait s’attendre à ce que les deux personnages féminins s’opposent – elles n’ont pas les mêmes intérêts, ne sont pas de la même classe sociale – pourtant c’est l’inverse qui se produit. Voir la maîtresse de maison et la bonne se lier d’amitié n’est pas très commun dans l’univers audiovisuel…

LC : C’est la grande modernité du scénario. On voit plusieurs événements qui devraient les diviser mais à la place, on assiste au miracle de leur rencontre et du début de leur amitié. Aucune d’elles ne réagit comme on s’y attendrait.

GB : C’est vrai. Il faut aussi rappeler que si on a tendance à opposer les femmes dans la fiction, dans la vraie vie, c’est loin d’être le cas. Le scénario de Jérôme Bonnell est finalement plus réaliste de ce point de vue-là…

SA : Les revirements, les réactions inattendues, sont la grande force du film. À chaque fois, nous avons l’impression qu’il nous emmène quelque part pour nous faire échouer dans un autre endroit. Au départ, cela ressemble à un film d’époque assez classique, puis on prend un virage vers le thriller, puis encore un autre…

LC : Jérôme Bonnell est un cinéphile fou du cinéma américain et de Hitchcock. C’est ce qui pourrait expliquer ce goût du thriller et de la fausse piste…

Dernière question, spéciale Sorociné : y a-t-il des films ou des livres qui ont participé à votre éveil féministe ?

GB : Ma grand-mère a écrit un livre qui s’appelle L’Amour à soixante-dix ans [non traduit en français, son titre original italien est : L'amore a settant'anni par Vanna Vannuccini, ndlr]. C’est l’histoire de femmes qui tombent amoureuses à soixante-dix ans. Cela m’a fait me poser beaucoup de questions sur ce que c’est que d’être une femme, et plus largement sur la façon dont la société percevait les femmes d’âge mûr.

LC : Je me suis pris une énorme claque en découvrant Monique Wittig. En plus de la question du féminisme, il y a celles de l’homosexualité et de la place de femmes lesbiennes dans une société patriarcale. Cela m’a aidée à comprendre comment les femmes pouvaient être conditionnées au regard de l’homme. Quand elle écrit « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » [dans son ouvrage La Pensée straight, ndlr], cela m’amène à me demander : Qu’est-ce qu’une femme ? Une femme se définit-elle toujours en regard du masculin ?

SA : Je pense au film Quitter la nuit de Delphine Girard [version longue du court-métrage nommé aux Oscars, Une sœur, ce film s’ouvre sur une séquence où une femme est en voiture avec un homme qui vient de la violer, et tente de trouver de l’aide en appelant la police sans éveiller les soupçons de son agresseur. La suite du film se concentre sur le dépôt de plainte et la préparation du procès pour les deux parties, ndlr]. J’ai adoré car ce n’est absolument pas manichéen. Le scénario joue avec ce que certains pourraient considérer comme des « zones grises » autour du consentement. Au départ, la femme accepte de suivre l’homme dans cette voiture pour passer la soirée avec lui, avant de changer d’avis. Où se situe le changement, la violence, le point de bascule entre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas ? De même, j’ai apprécié le fait que nous suivions le quotidien des deux protagonistes après les faits, surtout en ce qui concerne la partie masculine qui est peu représentée. On le voit réfléchir et comprendre peu à peu ce qu’il a fait, même si c’est trop tard.

Propos recueillis par Enora Abry

La Condition

Réalisé par Jérôme Bonnell

Avec Swann Arlaud, Louise Chevillotte, Galatéa Bellugi

C’est l’histoire de Céleste, jeune bonne employée chez Victoire et André, en 1908. C’est l’histoire de Victoire, de l’épouse modèle qu’elle ne sait pas être. Deux femmes que tout sépare mais qui vivent sous le même toit, défiant les conventions et les non-dits.

En salles le 10 décembre.

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