Cannes 2025 - RENCONTRE AVEC ERIGE SEHIRI & AÏSSA MAÏGA - « Notre héritage africain a presque disparu de la culture tunisienne »

© Maneki Films - Henia Production

Présenté à l’ouverture d’Un certain regard, Promis le ciel, le second long-métrage d’Erige Sehiri, met en scène la vie de trois femmes ivoiriennes dans une église évangéliste de Tunis. Au centre de ce microcosme religieux, Marie, une pasteure campée par Aïssa Maïga, tente tant bien que mal de soutenir ses fidèles persécutés par le régime tunisien, et prend sous son aile une petite fille orpheline, Kenza. La réalisatrice brosse ainsi un portrait de femmes polyphonique et atmosphérique, qui interroge sur la notion d’immigration, porté par une grande comédienne. Interview.

Erige, qu’est-ce qui vous a donné envie de filmer la communauté subsaharienne en Tunisie ?

Je m’intéressais déjà à ce sujet, à force de côtoyer les milieux journalistiques et étudiants à Tunis. Je connaissais notamment une journaliste ivoirienne qui avait du mal à joindre les deux bouts. Elle m’a raconté sa vie autour d’un café, et m’a expliqué qu’en dehors du journalisme, elle était pasteure. Je ne m’y attendais pas. Elle m’a ouvert les portes de son église évangélique, qui sont souvent installées dans des appartements ou des maisons, et la sienne était majoritairement fréquentée par des femmes. J’ai été interpellée par ce fait, car pendant très longtemps, c’était les hommes qui migraient et les femmes qui les rejoignaient, or, il y en a de plus en plus qui voyagent seules.

Les femmes immigrées sont invisibilisées au Maghreb, à cause du racisme, de la xénophobie, mais pas seulement. En Europe, nous avons cette conception erronée des migrants africains qui voudraient rejoindre l’Europe en masse ; les chiffres démontrent le contraire. 80 % de ces gens migrent à l’intérieur de l’Afrique, donc je voulais inverser la narration, développer le regard d’un migrant « interne » en Tunisie, et un regard de femme. 

Dans le film, plusieurs Tunisiens se distinguent des migrants en faisant une distinction nette entre le Maghreb et l’Afrique. Est-ce le reflet de la réalité ?

Notre appartenance à l’Afrique a presque disparu de notre culture. Je m’identifie en tant qu’Africaine et avec Promis le ciel, je voulais repenser l’identité tunisienne. J’ai aussi été très inspirée par mes rencontres, avec cette pasteure, mais aussi Deborah Naney, qui joue son propre rôle dans le film. La petite Kenza a été inspirée d’une enfant que j’ai vraiment connue par Naney, mais qui est est tragiquement décédée en mer quelques mois après notre rencontre… Je voulais lui rendre hommage.

L’orphelinat est un thème central du film ; Kenza l’est, Naney aussi, mais il touche aussi d’autres personnages d’une manière plus indirecte, lorsque le lien familial est brisé et qu’il faut construire autre chose. Une famille recomposée, où les liens sont à la fois forts et difficiles dans un contexte qui donne peu de place à la possibilité d’être ensemble. 

Aïssa, comment avez-vous rejoint le projet ?

Aïssa Maïga : Par avion (rires).

Erige Sehiri : Au tout début, je n’avais pas pensé à Aïssa, je cherchais plutôt des actrices en Côte d’Ivoire, et j’envisageais de faire jouer la vraie pasteure. Mais de manière générale, je gardais Aïssa dans mon champ de vision, car son discours aux Césars 2020 m’a marquée. En observant ces pasteures, je me disais qu’il s’agissait quand même de femmes avec des qualités oratoires. Ce sont de grandes oratrices, elles doivent porter des communautés à la seule force de leur charisme. Je voulais une actrice qui porte cela en elle, d’où mon choix final. 

J’ai confié à Aïssa mes doutes et mes fragilités, car je la vois aussi comme une femme de cinéma expérimentée, et une réalisatrice. Je lui ai demandé conseil, car j’ai surtout l’habitude de jouer avec des acteurs non-professionnels. Après un essai concluant, elle a dû s’adapter à un rôle de composition très vite. 

Aïssa, comment avez-vous préparé le rôle de Marie ?

Rapidement, justement ! (rires) En fait, je m’en suis beaucoup remise à Erige, car son parcours de journaliste et de documentariste fait d’elle une réalisatrice d’immersion. J’ai été convaincue quand elle m’a parlé de son travail préparatoire, de ses rencontres et de son regard critique sur cette problématique en Tunisie. Elle connaît très bien son sujet, donc je savais que je serais bien accompagnée, et j’ai également été touchée par ses confidences à propos du casting. Je l’ai pris comme une grande preuve de confiance. Nous n’avions pas beaucoup d’argent pour faire ce film, et j’ai été impressionnée par la maîtrise du temps d’Erige, du fait qu’elle n’avait pas peur du temps qui passait. 

La première chose a été de travailler les prêches pour essayer d’asseoir, ne serait-ce que psychologiquement, ma légitimité. Il m’importait que toutes les dimensions de Marie, mon personnage, soient crédibles : elle a changé de carrière, de religion, pour embrasser un rapport total à sa foi. Elle a la lourde responsabilité d’élever les âmes des fidèles, pour les aider à supporter le poids de tout ce qu’ils traversent et retrouver le sens de la dignité. C’est à la fois la mère de substitution de Kenza, une figure tutélaire pour les femmes qu’elle héberge, et en même temps, quelqu’un qui a une blessure très profonde. 

© Maneki Films - Henia Production

L’évangélisme est interdit en Tunisie. Est-ce que cela a rendu le tournage difficile ?

E : Il est interdit mais toléré, sauf qu’à l’heure actuelle, les églises sont accusées de soutenir la population migrante. Cette chasse aux sorcières envers ceux qui aident les migrants s’est répandue dans le monde. Le contexte du tournage étant donc tendu, d’autant plus qu’on tournait réellement dans une église évangélique, qui se trouvait dans une maison. Pas idéal visuellement pour une cinéaste, mais il était important de se trouver dans un lieu authentique, où les fidèles, qui sont tous de vrais fidèles dans la vie, se sentent en sécurité. 

Fait assez rare pour être noté, vous montrez la religion comme un vecteur de lien social sans émettre de jugement.

Vraiment connaître les gens permet de briser les idées reçues, et au début, j’en avais aussi. Mais tout dépend de qui porte le lieu de culte, je m’en suis rendu compte à force de visiter ceux de Tunis. En l’occurrence, on parle d’une femme instruite, ce qui change beaucoup de choses. Dans un prêche, Marie dit à ses fidèles que leur destin n’est pas de se noyer en mer. Elle ne leur dit pas ce qu’ils doivent faire, mais elle les prévient, et imagine un possible teinté d’espoir pour eux. 

Dernière question, quelles femmes cinéastes admirez-vous ?

A : La réalisatrice afro-américaine Ava DuVernay, pas seulement pour son œuvre mais aussi pour sa démarche. À 34 ans, elle a déployé une vision précise des films qu’elle voulait faire, comment raconter et organiser le travail. Elle a presque créé à elle seule l’équivalent américain du collectif 50/50 avec l’Array Crew, qui a permis à des techniciens marginalisés de revenir dans le métier pour montrer leur talent. C’est un cinéma engagé de bien des manières, grand public et très sensible, porté par une vision politique et sociale. J’ai eu la chance de la rencontrer et quelle femme, quelle gentillesse, quelle bienveillance ! J’adore son côté « en mission ». 

E : Je vais quant à moi citer une compatriote, la cinéaste émergente Meryam Joobeur. Elle a réalisé un court-métrage magnifique, Brotherhood, qui est passé aux Oscars, et son premier long, La Source, se déroule dans la Tunisie rurale. J’adore sa sensibilité et son univers, c’est une personnalité à suivre ! 

Propos recueillis par Léon Cattan

>> Pour lire la critique du film Promis le ciel, c’est par ici.

Promis le ciel

Réalisé par Erige Sehiri

Avec Aïssa Maïga, Laetitia Ky, Deborat Christelle Naney

Ce film est présenté dans la sélection Un certain regard au Festival de Cannes 2025.

Marie, pasteure ivoirienne et ancienne journaliste, vit à Tunis. Elle héberge Naney, une jeune mère en quête d'un avenir meilleur, et Jolie, une étudiante déterminée qui porte les espoirs de sa famille restée au pays. Quand les trois femmes recueillent Kenza, 4 ans, rescapée d'un naufrage, leur refuge se transforme en famille recomposée tendre mais intranquille dans un climat social de plus en plus préoccupant.

En salles prochainement.

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