TU NE MENTIRAS POINT – Tim Mielants
© 2025 Condor Distribution
Chut…
Adapté du roman Small Things Like These de Claire Keegan, le nouveau film de Tim Mielants exhume un scandale qui a fait trembler l’Irlande : celui des couvents de la Madeleine, une institution catholique qui infligeait des traitements tortionnaires aux femmes « perdues » enfermées derrière ses murs. Un scénario sensible porté par un Cillian Murphy magnétique.
Traduire les titres de films en français n’est pas souvent (voire jamais) une bonne idée, et cela peut se vérifier avec Small Things Like These devenu Tu ne mentiras point pour nos salles françaises. Car dans ce quatrième long-métrage de Tim Mielants, il n’est pas question de mensonge, mais plutôt de silence, de ces petites choses dont on préfère ne pas parler, par peur de déranger ou par peur tout court. C’est d’ailleurs ce sempiternel dilemme, parler ou se taire, qui s’impose au héros du film, Bill Furlong (Cillian Murphy), un marchand de charbon qui, lors de ses livraisons au couvent du village, assiste à plusieurs scènes étranges : une jeune femme hurle avant d’y être enfermée, une autre le supplie de la faire sortir. « Ce ne sont pas nos affaires », lui martèle sa femme, mais Bill n’arrive pas à s’y résoudre.
En quelques plans initiaux, Tim Mielants plante son décor. Nous voilà plongés dans l’Irlande rurale des années 1980, période marquée par une grave récession. Sans en faire trop, la caméra s’attarde sur de petits détails (les manteaux de cuir râpé, les jantes de voitures rayées et les maisons aux carreaux cassés) pour dépeindre le contexte économique qui entoure son personnage. Les paysages au ciel gris sont éclairés d’une lumière un peu blanchâtre, donnant une impression immédiate de froideur et d’humidité – ce qui n’est pas sans rappeler l’esthétique des Peaky Blinders dont Tim Mielants a réalisé la troisième saison.
Le fait que Bill évolue dans cet univers aussi maussade qu’hostile revêt une certaine importance scénaristique : père de cinq filles et propriétaire d’une entreprise en survie, il est un homme qui a absolument tout à perdre et que la moindre difficulté peut plonger dans la pauvreté. Alors, pas question de jouer au sauveur dans le couvent du coin, au risque de s’attirer les foudres des nonnes qui sont également propriétaires des écoles dans lesquelles il a placé ses enfants. Ainsi, le silence s’impose.
© 2025 Condor Distribution
Bad girls do the best sheets
Mis à part les petits cartons d’ouverture et de clôture du film, le nom du couvent n’est pas cité. Il est néanmoins inspiré d’une institution réelle ayant sévi en Irlande des années 1920 jusqu’en 1996. Les couvents de Madeleine, également appelée Magdelene Asylium, ont été créés en Angleterre avant de s’exporter sur l’île gaélique où ils ont posé l’ancre aussi bien dans les grandes villes que dans les campagnes. Environ 10 000 femmes et jeunes filles irlandaises y ont été enfermées, par demande du chef de famille ou même de l’État, pour des raisons qui synthétisent à elles seules tous les diktats du patriarcat : elles étaient tombées enceinte hors mariage, avaient eu des relations (forcées ou consenties, peu importait aux patriarches) en dehors des liens matrimoniaux ou elles pouvaient simplement être considérées comme tentatrices car « trop jolies ».
Ces femmes et enfants, appelées les Maggies, étaient enfermées pour une durée indéterminée, et devaient travailler tous les jours dans des blanchisseries dans des conditions déplorables. Si ces lieux étaient bien connus de la population irlandaise, donnant d’ailleurs lieu au cynique dicton « Bad girls do the best sheets » (les mauvaises filles font les meilleurs draps), personne n’aurait imaginé l’ampleur des mauvais traitements qui y étaient infligés. Ce n’est qu’en 1993 que le scandale a éclaté lorsqu’un promoteur immobilier a retrouvé 150 cadavres dans le jardin d’un ancien couvent dublinois qu’il venait d’acheter.
En plaçant son intrigue en 1985, soit une dizaine d’années avant la fermeture des couvents de la Madeleine, Tu ne mentiras point examine les raisons du silence qui a entouré ces lieux. Outre l’emprise de la religion sur la population, Tim Mielants souligne la misogynie et les comportements masculins déviants qui jalonnent la petite ville irlandaise qu’il met en scène. En quelques courtes séquences (une jeune femme se fait suivre en sortant d’un pub ou des ados embêtent un groupe de jeunes filles dans la rue), il montre les dynamiques de domination entre les genres qui s’exercent dans l’espace public. D’une certaine manière, les femmes n’ont rien à y faire et si elles désobéissent à ces règles, elles sont enfermées.
© 2025 Condor Distribution
The Magdalene Sisters
On pourrait regretter que Tu ne mentiras point ne donne pas (ou peu) la parole aux victimes, que ce soit celles des couvents ou celles qui croisent la route de Bill Furlong. Mais au fil du récit, caractérisé par une certaine lenteur due au rôle de « témoin impuissant » de son personnage principal, ce choix finit par faire sens et par convaincre. Ici, il n’est pas véritablement question de décrier les actes commis mais plutôt d’exposer l’oppression, qu’elle soit religieuse ou patriarcale, qui a gangrené la société irlandaise et qui, par extension, a permis ces dérives. Ainsi, Tu ne mentiras point vient compléter le travail de dénonciation entamé par les cinéastes depuis la fin des années 1990 (soit bien avant le gouvernement irlandais qui a attendu 2013 pour reconnaître sa responsabilité dans l’affaire des couvents de la Madeleine). Dans le documentaire glaçant Sex in a Cold Climate (1998) et dans l’excellent The Magdalene Sisters (Lion d’or à Venise en 2002), la parole était donnée aux victimes. À présent, avec Tu ne mentiras point, c’est le silence complice des témoins qui est mis au jour.
ENORA ABRY
Tu ne mentiras point
Écrit par Enda Walsh
Réalisé par Tim Mielants
Avec Cillian Murphy, Clare Dunne et Emily Watson
Irlande, USA, Belgique, 2024
Irlande, 1985. Modeste entrepreneur dans la vente de charbon, Bill Furlong tache de maintenir à flot son entreprise, et de subvenir aux besoins de sa famille. Un jour, lors d'une livraison au couvent de la ville, il fait une découverte qui le bouleverse. Ce secret longtemps dissimulé va le confronter à son passé et au silence complice d'une communauté vivant dans la peur.
En salles le 30 avril 2025.