RENCONTRE AVEC LÉA CLERMONT-DION – « Pour prôner la vie, ils peuvent aller jusqu’au meurtre »

© Babel films

Dans La Peur au ventre, la réalisatrice et essayiste canadienne Léa Clermont-Dion brosse le portrait d’une Amérique divisée par la révocation de l’arrêt fédéral « Roe vs Wade » qui garantissait l’accès à l’avortement. Un documentaire brut qui montre (et démonte) les arguments de la pensée pro-life, et interroge la pérennité mondiale des droits des femmes.

Comment vous êtes-vous lancée dans ce grand projet ?

LCD. Ce projet est né il y a trois ans, quand j’ai assisté à la révocation de l’arrêt Roe vs Wade aux États-Unis [cet arrêt datant de 1973 faisait de l’avortement un droit fédéral. Depuis sa révocation, chaque État est libre de choisir sa politique. Ainsi, 21 États ont interdit ou restreint son accès, ndlr]. J’étais dévastée. Je ne pouvais pas imaginer que cela arriverait de mon vivant. Comme pour tous mes projets, j’ai suivi mon élan et je suis allée sur le terrain. Il fallait que je comprenne comment les groupes anti-avortement étaient arrivés à faire ça, que je voie comment ils s’organisent. Et surtout, je me demandais : sont-ils capables d’influencer notre politique canadienne ou d’autres pays à l’international ? Le tournage s’est fait sur près de deux ans.  

**Ironie du sort, notre entretien téléphonique a été brièvement interrompu par un groupe de militants anti-avortement passant à côté de Léa Clermont-Dion sur un pont parisien**

Je suis allée voir les mouvements pro-life. Et j’ai constaté qu’ils arrivaient sans mal à renouveler leurs adeptes. Je n’étais pas très surprise, car cela fait plus de dix ans que je travaille sur les discours misogynes et masculinistes [Léa Clermont-Dion a par exemple réalisé le documentaire Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique en 2022, ndlr] et cela me paraissait logique que les discours anti-avortement viennent s’y ajouter.

Le début de votre documentaire est surprenant, car les premières images que nous voyons sont des images de joie, la joie des militants pro-life après l’annonce de la révocation de l’arrêt Roe vs Wade…

Il y avait une dissonance cognitive chez ces gens-là. Ils annoncent avec un grand sourire qu’ils sont heureux de contrôler le corps des femmes, qu’il sont contents de leur interdire l’accès à l’IVG même si cela est au détriment de leur santé. C’est totalement absurde. En même temps, ils essaient de convaincre par la douceur, par des arguments fallacieux, par des concepts très simples pour mieux manipuler l’autre en le faisant se sentir particulièrement aimé. Moi aussi, quand j’étais dans ces groupes pour le documentaire, j’avais l’impression d’être manipulée. Je ressentais leur force de frappe et j’ai mieux compris pourquoi certaines personnes y adhèrent. C’est comme une secte.

Vous vous mettez en scène dans ce documentaire. Nous pouvons vous voir à l’écran et aussi vous entendre grâce à une voix off. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

C’était très réfléchi. Dans mes autres films, on ne me voyait pas nécessairement. Cette fois-ci, dans mon dispositif narratif, je voulais montrer ma subjectivité. Car l’objectivité est un privilège. C’est le privilège des gens qui ne se sentent pas concernés ou attaqués. Je voulais exposer mon point de vue de manière très claire. En plus, je suis féministe depuis vingt ans et les gens me connaissent au Québec pour mon engagement, alors ce n’était pas surprenant.

J’ai aussi choisi le mode gonzo [mise en scène de soi assez brute, avec une petite caméra, ndlr] car je ne voulais pas esthétiser la laideur. Je ne voulais pas faire de jolies images en ajoutant des effets sonores appuyés. Cela aurait été ringard. Je voulais que les gens puissent se faire leur propre opinion en regardant mon film.

Puis, si on pense à l’aspect technique, avoir une petite caméra sur moi et non pas tout un équipement de cinéma me permettait de me glisser facilement où je voulais. Si j’avais tourné avec une grosse caméra, accompagnée d’un chef opérateur, j’aurais perdu cette spontanéité qu’on retrouve dans le documentaire.

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Lorsque vous rencontrez des dirigeants ou des militants de groupes pro-life, vous vous présentez et vous énoncez clairement votre point de vue. Même si les rapports paraissent cordiaux face caméra, y a-t-il eu des problèmes pendant le tournage ?

Les rapports ont été cordiaux. Dans la vie, je n’ai pas un tempérament intempestif et j’ai l’habitude de parler à des personnes qui n’ont pas du tout les mêmes idées que moi. Mais, à un moment donné, j’ai dû arrêter de communiquer avec ces gens-là. C’était trop. Ils venaient aux projections presse pour me parler. Ils voulaient me changer. Je n’en pouvais plus.

Dans votre documentaire, vous expliquez qu’aucune des femmes ayant subi un avortement que vous avez contactée n’a donné suite, par peur des représailles… Comment cela a-t-il changé la ligne directrice de votre film ?

Je voulais vraiment incorporer des témoignages, mais personne n’a voulu me parler, en tout cas personne correspondant à ce que je recherchais. Je n’allais pas interviewer une femme privilégiée qui avait eu accès à l’avortement sans mal – ce n’était pas le but de ma réflexion. J’étais en contact avec plusieurs associations qui aident des femmes immigrés ou précaires à avoir accès à l’avortement. Cela n’a pas donné de suite. En même temps, ces femmes-là sont dans des situations tellement dangereuses et complexes que je n’allais pas insister. Même en tant que documentariste, je n’allais pas leur imposer cela.

Dans La Peur au ventre, vous rencontrez Abby Johnson, une ancienne directrice d’une clinique d’avortement devenue symbole de la lutte pro-life. Ses propos sont assez ambigus. Elle affirme que l’interdiction à l’avortement ne peut que renforcer les femmes qui se rendront ainsi compte qu’elles sont capables d’être mères et d’avoir une carrière…

Quel paradoxe ! Quel argumentaire bizarre ! On ne peut pas prétendre soutenir les femmes quand rien que l’interdiction de l’avortement peut mettre en péril leur santé. Les paroles d’Abby Johnson témoignent de cette instrumentalisation de codes féministes par le discours réactionnaire. Leur but est de tordre des arguments pour mener une campagne nataliste et nationaliste, qui détruit peu à peu les droits humains.

Votre documentaire donne l’impression d’être divisé en deux parties. En premier, vous interrogez et présentez les arguments pro-life qui paraissent relativement « rodés ». Puis, dans la seconde partie, vous parlez avec un médecin qui raconte toutes les menaces ainsi que les meurtres qui ont été commis contre le corps médical pratiquant les avortements…

C’était très important d’arriver jusque-là pour montrer le paradoxe de leur pensée. Ils prônent la vie, la vie de l’enfant, mais pour la « protéger », ils en arrivent au meurtre ou à la tentative de meurtre.

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Au-delà des échanges cordiaux dont vous avez pu faire l’expérience, est-ce que vous pensez qu’un véritable dialogue est possible avec ces groupes, voire qu’il est possible de les convaincre du droit fondamental qu’est l’avortement ?

Avec les jeunes militants, il y a quelques ouvertures. Mais avec ceux qui sont déjà très ancrés dans leurs croyances religieuses, c’est quasiment impossible. De toute les manières, peut-on véritablement convaincre quelqu’un de ne plus croire ? Je ne pense pas. On ne parle pas le même langage.

Concernant la religion, est-ce que vous constatez une remontée de la chrétienté sur le continent américain en accord avec la prise d’ampleur du mouvement pro-life ?

On le constate aux USA, au Canada et je pense qu’en France aussi. Certains influenceurs que je peux observer font l’apologie de la religion. Ils véhiculent des valeurs chrétiennes, hétéronormatives et patriarcales. Les jeunes, en particulier, se réfugient dans l’idéal de la famille. Et je pense que ce mouvement va continuer de grandir.

Le backlash est donc bel et bien là ?

Le backlash, je l’ai vu grandir. L’essai de Susan Faludi, Backlash : la guerre froide contre les femmes, publié en 1993, parlait déjà de cela. Ce n’est donc pas une nouveauté. Les femmes sont en train de payer ce qu’elles ont obtenu. Le backslash est déjà là et sincèrement, je ne pensais pas qu’il serait aussi fort.

Recommandez-vous quelques essais féministes pour continuer la réflexion après avoir vu votre documentaire ?

On peut citer Les Femmes de droite d’Andrea Dworkin (1983) qui parle aussi de la question du droit à l’avortement.  Puis, un livre coécrit par Loretta Ross, Reproductive Justice (1994) qui détaille son concept de « justice reproductive » [c’est-à-dire « le droit humain de conserver son autonomie corporelle personnelle, d'avoir des enfants, de ne pas en avoir et d'élever les enfants que nous avons dans des communautés sécuritaires et durables », nldr]. D’ailleurs, Monica Simpson, une des personnes interviewées dans La Peur au ventre, est en quelque sorte l’héritière de Loretta Ross. Enfin, je conseille aussi l’essai de Susan Faludi, évidemment.

Sinon, je sortirai un livre à l’automne qui s’appelle La Science des filles et qui s’intéresse à la montée des discours masculinistes. J’avais fait ma thèse de doctorat là-dessus [Discours antiféministes en ligne : une analyse impliquée et performative des matériaux textuels tirés du Web social au Québec à l’université de Laval, ndlr] et j’ai repris les recherches pour mener une étude comparative, et voir comment le discours a évolué sur les dix dernières années.

Propos recueillis par Enora Abry

La peur au ventre

Réalisé par Léa Clermont-Dion

Canada, 2024

En procédant à l’invalidation de l’arrêt Roe v. Wade, qui légalisait l’avortement aux États-Unis depuis 1973, la Cour suprême a fait un saut en arrière. Ce recul est symptomatique d’une polarisation déroutante. Dérangée par cette situation, la réalisatrice et féministe Léa Clermont-Dion s’interroge : comment ce précédent juridique aura de l’impact chez nous, au Canada ? Elle offre une exploration de la montée des groupes antiavortement au Québec, et partout au pays, mais présente aussi une plongée rare dans la riposte féministe et pro-choix qui s’organise. Après son film coup de poing Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique (2022), la cinéaste poursuit sa quête de justice et de vérité.

En salles le 30 avril 2025.

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