RENCONTRE AVEC TEONA STRUGAR MITEVSKA : « Mère Teresa était ambitieuse, pas sacrificielle »

© Manon Volant pour le GIFF

La réalisatrice macédonienne s’attaque dans son dernier film à la figure contestée de Mère Teresa. En marge du festival international du film de Genève, elle nous a confié son obsession pour ce personnage historique et ce qu’il incarne d’une féminité imparfaite.

Vous avez déjà approché la figure de Mère Teresa via un documentaire il y a plus de quinze ans. Pourquoi y retourner, cette fois par le prisme de la fiction ?

L’idée de mon documentaire était d’examiner la place des femmes au sein de l’Église. J’ai tourné à Calcutta, puis je suis allée interviewer un porte-parole du Vatican. Nous avons eu une discussion magnifique sur la philosophie, le féminisme catholique, qui existe dans l’Église, etc. J’étais si impressionnée que je me suis laissée emporter par mon enthousiasme et je lui ai dit « Monsieur, je pense que dans quinze ans, nous aurons une papesse ». Et tout à coup, je me suis heurtée à un mur. Il s’est fermé et a commencé à me sortir les arguments habituels, selon lesquels la femme est une mère, blablabla. Il ne laissait plus aucun espace ni aucun pouvoir aux femmes. J’avais toujours voulu faire un film historique avec une femme au centre. Mais à ce moment-là, j’ai su que ce serait Mère Teresa. Parce que d’un côté, son audace, son ambition m’impressionnaient. De l’autre, je me suis demandé jusqu’à quand nous, les femmes, serions traitées comme des citoyens de seconde classe. Et l’Église est la base de la prison patriarcale dans laquelle nous vivons.

Considérez-vous Mère Teresa comme une figure féministe ?

C’est délicat. Si on remet en perspective le parcours de cette femme, ce qu’elle faisait il y a quatre-vingts ans est impressionnant : elle était à la fois Robin des Bois, une rebelle, une PDG… et en même temps évidemment, son discours sur l’avortement est difficile à avaler aujourd’hui. C’est d’ailleurs pour cela que je l’ai intégré dans le film, qui aurait pu tenir sans. Tout est très documenté, il n’y a que le personnage d’Agnieszka [la sœur qui tombe enceinte dans le film et demande à Mère Teresa de l’aider à avorter, ndlr] que nous avons inventé dans le scénario. À la fois pour montrer la nuance de ce personnage, mais aussi pour capturer le temps présent. C’est un rappel des discours qui ont été tenus dans le passé, des droits obtenus depuis et que nous ne devons pas perdre. Les personnages historiques doivent être reliés à qui nous sommes et à ce que nous vivons aujourd’hui.

Dans Teresa, vous avez aussi fait de la petite mère des pauvres une femme pouvant se révéler très dure, voire cruelle… 

C’est une femme qui prend de la place. Et si vous remettez les choses en perspective, il fallait bien qu’elle le fasse pour accomplir ce qu’elle a accompli. Elle devait être impitoyable, surtout avec elle-même d’ailleurs. Elle était très rigide, autant avec les autres qu’avec elle. Et je crois qu’il est important de mettre en avant de tels personnages. Le cinéma comporte tant de personnages masculins complexes ! Et nous acceptons tout d’eux. Alors qu’une femme, dès qu’elle est un peu dure, devient une sorcière. Pour tout vous dire, je ne la trouve pas cruelle, je la trouve passionnée. Elle a une idée, beaucoup d’ambition, et elle avance. On ne devrait pas être timide avec ce genre de personnages.

© Nour Films

C’est une femme ambitieuse mais percluse de doutes, pourquoi avoir appuyé là-dessus ?

Cela s’appuie sur la réalité. Si vous lisez son journal, c’était quelqu’un qui doutait tout le temps. De Dieu et d’elle-même. À un moment, elle écrit même qu’elle a peur, si elle devient sainte, d’être celle de la noirceur. C’est très intéressant, parce qu’on voit qu’elle doute de sa bonté et de ce qu’elle fait. Mais d’un autre côté, dans la phrase même, on mesure son ambition de devenir sainte. Lorsque j’ai présenté le film au Japon, on m’a posé une question étrange – ces questions viennent souvent d’hommes un peu âgés, d’ailleurs. On m’a demandé pourquoi je n’avais pas appelé mon film Sacrifice. Mais j’ai un problème avec ça, c’est le premier cliché de ce qu’on attend des femmes, le sacrifice. Or, Mère Teresa ne se sacrifie pas. Elle a bien calculé ce qu’elle voulait accomplir. Elle était ambitieuse, pas sacrificielle.

Le genre du biopic peut être très casse-gueule. Lorsque vous avez commencé l’écriture du film, saviez-vous exactement vers quoi vous vouliez ou, surtout, vers quoi vous ne vouliez pas vous aventurer ?

Dès le départ, je n’étais pas intéressée par le fait de parler d’une sainte. Pour moi, la sainteté, c’est l’action, pas un truc magique. Donc je voulais parler d’une femme, une femme forte et fragile, dont je pourrais appréhender toute l’humanité, que je pourrais montrer la plus imparfaite possible. J’imagine que je ne voulais pas satisfaire notre préconception d’elle. Par exemple, dans le film, elle a 37 ou 38 ans, alors qu’on n’a généralement aucune image d’elle avant la soixantaine. Au point qu’on a du mal à l’imaginer jeune. Dans mon film, je voulais montrer celle qui a le potentiel de devenir la femme qu’on connaît.

Pourquoi avoir choisi Noomi Rapace ?

Après l’écriture, il m’apparaissait évident que ce qui remontait à la surface, c’était la nature rebelle de Mère Teresa. Je voulais une actrice qui ait ce cran. C’est le cas de Noomi. Et avec elle, nous avons continué de développer le personnage. Elle correspondait exactement à l’idée que je me faisais de celui-ci. Elle a préparé le rôle pendant un an, on s’appelait, on réécrivait, elle s’est beaucoup impliquée pour entrer dans le personnage couche par couche. C’est impressionnant, car nous avons tourné beaucoup de prises très différentes. Et il n’y en a pas une seule mauvaise avec elle. 

Parlons un peu de mise en scène. Dans le film, vous avez souvent tendance à décadrer votre protagoniste…

Notre idée de départ, avec mon chef opérateur, a été de casser la règle d’or du cadrage. Il fallait tout déséquilibrer, en accord avec l’expérience intérieure de Mère Teresa. Je fais toujours mes choix en amont : vais-je utiliser une caméra fixe ou portée ? C’est presque mathématique en fonction de la scène. Et bien sûr, parfois, il arrive des miracles sur le plateau et on change d’avis. Mais cela ne peut advenir que si on a une idée très précise de ce qu’on veut faire au départ.

Propos recueillis par Margaux Baralon

Teresa

Réalisé par Teona Strugar Mitevska

Avec Noomi Rapace, Sylvia Hoeks

Calcutta, 1948. Mère Teresa s’apprête à quitter le couvent pour fonder l’ordre des Missionnaires de la Charité. En sept jours décisifs, entre foi, compassion et doute, elle forge la décision qui marquera à jamais son destin - et celui de milliers de vies.

En salles le 3 décembre

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