RENCONTRE AVEC HIAM ABBASS – « Quand on parle de l’exil, on évoque forcément la problématique de la transmission de la culture »
© Pyramide Distribution
Dans La Petite Cuisine de Medhi d’Amine Adjina, elle incarne Souhila, une gérante de bar qui aide Medhi dans ses entourloupes en se faisant passer pour sa mère. Attachante, drôle mais aussi tragique, ce personnage synthétise l’esprit de ce film qui parvient à varier les tons sans perdre de vue son propos autour de la problématique de la transmission des origines pour les personnes issues de l’immigration.
Présenter sa mère à son copain ou à sa copine peut provoquer quelques angoisses. Mais dans La Petite Cuisine de Medhi, le fameux Medhi pense avoir trouvé la recette pour éviter que cette rencontre ne fasse un four : il engage une amie et patronne de bar, la fantasque Souhila (Hiam Abbass) qu’il présente à sa fiancée, Léa (Clara Bretheau). Son but : éviter de faire de la peine à sa véritable mère (Malika Zerrouki), très attachée à ses racines, en lui avouant qu’il ne va pas épouser une femme d’origine algérienne. Comédie très relevée alliée à un fond bien pensé, ce qui lui évite de s’embourber dans des clichés, La Petite Cuisine de Medhi tire aussi sa force de la virtuosité de ses acteurs et de ses actrices. Rencontre avec l’une d’entre elles, la formidable Hiam Abbass.
Qu’est-ce qui vous a séduite dans le scénario ?
Le scénario dans son ensemble ! Il est tellement bien écrit. Je sentais que je pouvais m’amuser avec mon personnage. Souhila est haute en couleur, c’est le moins que l’on puisse dire ! Puis, il y a eu la rencontre avec Amine et les premières répétitions avec les autres acteurs. Là, je me suis dit que le tournage allait être vraiment joyeux.
Votre personnage a une aura presque « fantastique ». Elle vit dans ce bar qui paraît un peu hors du temps. Elle semble avoir connu mille vies. Comment l’avez-vous appréhendée ?
Amine avait une idée très précise de son personnage, de sa manière de parler, de se vêtir, de se faire passer pour une autre. Il y a un côté « fantaisie », c’est vrai. Mais c’est un aspect qui a beaucoup fait réfléchir le réalisateur. Il se demandait : est-ce que cela paraîtra crédible ou non ? Et justement, il a su en user à bonne dose, arrêter certaines situations au bon moment, pour que l’ensemble reste cohérent aux yeux du spectateur.
Et de votre côté, comment avez-vous pensé cet enjeu de la crédibilité du personnage, qui se retrouve tout de même dans des situations complètement abracadabrantesques ?
L’écueil avec ce type de rôle est d’en faire trop. Moi, j’ai voulu l’appréhender avec une sincérité totale. Je prenais chaque situation et je la jouais sans perdre de vue la vérité de mon personnage. C’est une sorte de « jeu sans jeu », d’une certaine manière. Il me fallait « être sans fabriquer ». J’avais bien évidemment le costume [assez voyant quand elle incarne la mère de Medhi avec des lunettes de soleil, des foulards et des robes aux couleurs chatoyantes, ndlr] ainsi que le scénario qui est très comique, je n’avais pas besoin d’en rajouter au risque de desservir mon personnage et l’écriture.
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Votre personnage a aussi une dimension un peu plus tragique, que l’on entrevoit parfois. Quand elle incarne la mère de Medhi, elle invente un passé assez sombre qu’on imagine inspiré du sien. Comment avez-vous joué avec cette ambivalence, entre le comique et le tragique ?
C’est ici que l’on voit, une fois encore, la beauté et la richesse de l’écriture d’Amine ! Une situation peut être drôle sans pour autant retirer la complexité du personnage. Il conserve sa propre vérité et son histoire. Et même s’il nous fait rire sur le moment, il y a toujours de la sincérité dans ses paroles.
Il y a aussi quelque chose de très beau dans le jeu de rôle que Souhila entame. On a l’impression que c’est en mettant le masque de quelqu’un d’autre, en l’occurrence la mère de Medhi, qu’elle s’autorise enfin à parler de ce qu’a été sa vie en tant que femme qui a elle aussi émigré en France…
Ce qui est beau, c’est aussi qu’on ne sait pas s’il s’agit de son histoire propre ou de celle de beaucoup de femmes, de ses amies, de ses rencontres… Surtout, si elle décide de parler, ce n’est pas uniquement grâce au masque de son nouveau rôle, c’est parce qu’elle est face à une autre femme [Léa, la fiancée de Medhi, ndlr] qui lui offre son écoute. C’est une situation finalement assez rare. On ne se retrouve pas tous les jours face à des gens qui veulent en savoir plus sur nous et sur notre passé.
Souhila est aussi très touchante, car on ressent son envie profonde de « faire famille », que ce soit avec les habitués de son bar qu’elle considère comme ses enfants, ou avec la famille de Medhi dans laquelle elle arrive…
Cela vient de la souffrance des exilés. Quand on n’est pas chez soi, on veut se créer un foyer, une famille, pour exister. Son bar est sa maison et elle le dit elle-même : « Voilà, ici, c’est chez moi ». Puis, quand elle rencontre la fiancée de Medhi, elle commence à sentir qu’une famille se construit autour d’elle. Elle réalise aussi que c’est une chose qu’elle n’a pas et qui lui manque.
L’un des grands sujets du film est également la question de la transmission. La véritable mère de Medhi est très attachée à ses racines algériennes. Souhila aussi s’étonne que Medhi, qui est cuisinier, ne sache pas cuisiner des plats de son pays d’origine. Est-ce un thème qui vous a particulièrement touchée ?
Tout est lié. Dans un scénario qui parle de l’exil, il y est toujours question de transmission. Quand on arrive dans un pays, on apporte avec nous notre passé et notre culture. Ce sont des éléments que l’on souhaite partager et continuer de faire exister. D’ailleurs, Medhi le dit à Souhila : « Ma mère a peur que la France lui vole ses enfants ». On ne parle pas d’un véritable vol, évidemment, mais du fait qu’en vivant en France, les enfants peuvent perdre l’héritage des parents et partir dans une direction complètement opposée. Là-dessous, il y a une peur véritable : celle de voir sa famille se fragmenter.
Puis, il faut se dire que dans la culture algérienne, comme dans toute autre culture, la transmission est considérée comme un devoir de la part des parents. Ne pas y parvenir peut donner une sensation d’échec.
Les thématiques de l’exil et de la transmission présentes dans le film ont-elles fait écho à votre histoire personnelle [Hiam Abbass a quitté la Palestine pour vivre en France, un parcours raconté par sa fille, Lina Soualem, dans son documentaire Bye Bye Tibériade, ndlr] ?
Je ne pense jamais comme ça. Je ne compare jamais les scénarios de cinéma avec mon vécu. Cependant, je pense que mon histoire, ce que je suis, influence ce que je choisis.
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Il y a une scène absolument géniale dans le film, durant laquelle Souhila, déguisée en mère de Medhi, se met à danser dans un wagon de TGV avec tous les passagers. Y a-t-il une anecdote sur cette scène ?
Nous n’avions que deux heures pour la tourner ! Nous étions dans un vrai train qui était en marche, avec un wagon bloqué pour nous. Pendant le laps de temps du trajet, nous devions nous maquiller, tourner, puis nous démaquiller pour sauter dans un autre train qui allait en sens inverse pour rentrer chez nous. Cette pression nous a donné une énergie folle. C’était un moment magique pour tout le monde. Pendant la scène, je regardais les techniciens et Amine, et même eux étaient en train de bouger en rythme !
Le réalisateur, Amine Adjina, vient du monde du théâtre et notamment de la mise en scène. Avez-vous senti une différence dans sa manière de diriger les acteurs comparée à celle d’autres cinéastes ?
Amine a très bien compris comment diriger des acteurs pour le cinéma. De toutes les façons, la différence est mince : au théâtre nous devons projeter notre jeu vers l’audience, alors qu’au cinéma nous avons les micros et les caméras. Après, je dois bien dire que sa direction d’acteurs est excellente. Est-ce grâce au théâtre ? Peut-être…
Dernière question spéciale Sorociné : est-ce qu’il y aurait un film ou un livre qui aurait participé à votre éveil féministe ?
Je n’ai pas d’œuvres de fiction en tête pour répondre à votre question. J’ai plus envie de parler de mes débuts dans la vie, en tant que jeune enfant palestinienne. Je cherchais toujours dans le monde une forme de justice. J’ai très vite réalisé que l’homme et la femme n’était pas traités de la même manière dans une famille, et cela me paraissait profondément injuste. Je viens d’une famille de huit filles et deux garçons. Je me souviens que, un matin, ma mère m’a dit : « Fais le lit de ton frère en même temps que le tien ». Je lui ai demandé pourquoi et elle m’a répondu « parce que c’est un garçon ». J’ai refusé en affirmant que mon frère était tout à fait capable d’apprendre à faire son lit comme tout le monde. C’est une anecdote, parmi d’autres, qui m’a fait comprendre très jeune les codes de la société patriarcale dans laquelle nous vivons.
Propos recueillis par Enora Abry
La Petite Cuisine de Mehdi
Réalisé par Amine Adjina
Avec Younès Boucif, Clara Bretheau, Hiam Abbass
Mehdi est sur un fil. Il joue le rôle du fils algérien parfait devant sa mère Fatima, tout en lui cachant sa relation avec Léa ainsi que sa passion pour la gastronomie française. Il est chef dans un bistrot qu’il s’apprête à racheter avec Léa. Mais celle-ci n’en peut plus de ses cachoteries et exige de rencontrer Fatima. Au pied du mur, Mehdi va trouver la pire des solutions.
En salles le 10 décembre.