RENCONTRE AVEC TAMARA STEPANYAN - « J’aimerais que les spectateurs gardent des images de ce petit peuple avec une grande histoire »
Tamara Stepanyan ©LE PAYS D’ARTO 2025 – LA HUIT PRODUCTION - PAN CINEMA – VISAN
Dans son premier long-métrage de fiction, Le Pays d’Arto, la réalisatrice arménienne met en lumière sa patrie d’origine, en racontant le parcours de Céline (Camille Cottin) qui découvre le passé de son mari, après son suicide. Montrant l’Arménie dans toute sa beauté et sa complexité, Tamara Stepanyan livre un récit touchant mais aussi instructif sur l’histoire de son pays.
Vous avez raconté que l’idée de votre film vous était venue lors d’un voyage en Arménie. Quelle est exactement l’image qui vous a inspirée ce scénario, à savoir l’histoire de Céline (Camille Cottin), une Française qui se rend en Arménie après le suicide de son mari, Arto, et qui découvre son passé ?
Il devait être 6 h 30 du matin. Je n’arrivais pas à dormir. Avec mon coscénariste, Jean-Christophe Ferrari, nous sommes allés nous promener. Et là, nous avons découvert un endroit assez magique, qui paraissait hors du temps. C’était un ensemble de petites maisonnettes abandonnées. Nous avons eu l’impression que ces ruines racontaient des histoires, des histoires de deuil, des histoires d’amour aussi… Je trouve intéressant de parler de catastrophe, de destruction, à travers le prisme de l’amour. J’ai tout de suite imaginé cette femme en deuil, cette veuve qui a beaucoup aimé son mari, et qui se rend sur ses traces.
Pour moi, c’était aussi une manière de parler des traumatismes de mon pays, qui a subi un génocide, des guerres, des catastrophes… À partir de là, j’ai voulu filmer ce paysage.
Justement, comment avez-vous travaillé ce regard porté sur le paysage ? Plus le film avance, plus nous avons l’impression que le cadre s’ouvre en diapason avec l’ouverture ressentie par le personnage de Céline.
Le Pays d’Arto a été tourné en grande partie en extérieur, avec de la lumière naturelle. Cela donne ce mélange que vous pouvez voir dans le film : il y a cette grande lumière et cette beauté propre à l’Arménie, mais aussi ces ruines et ces endroits sombres. Tout le travail d’ouverture progressive du regard a été pensé en tandem avec Claire Mathon, notre extraordinaire cheffe opératrice. L’idée était de faire arriver Céline dans un endroit assez fermé, assez triste, entouré de ruines, puis d’ouvrir le spectre au fur et à mesure qu’elle se lance dans un road movie sur les traces de son mari. Après, il faut bien dire que j’ai passé une dizaine d’années à écrire, réécrire, et à chercher des lieux. J’ai eu le temps d’y réfléchir !
On a l’impression que le film est construit en deux parties. La première suit la quête de Céline pour retracer le passé de son mari. On pourrait imaginer qu’à ce moment-là, le film s’orienterait vers le genre du thriller. Mais à la place, en second temps, on accompagne Céline dans une sorte de voyage initiatique pendant lequel elle découvre véritablement l’histoire de l’Arménie…
Il était très important pour moi que le début du film soit précis. Céline se rend en Arménie avec un but : récupérer l’acte de naissance de son mari afin que ses enfants puissent bénéficier de la double nationalité franco-arménienne si jamais ils souhaitent en faire la demande. Comme on lui répond que le nom qu’elle cherche n’existe pas, elle se lance dans sa quête pour retrouver le véritable nom de son mari et récupérer les bons papiers.
Effectivement, ici, on pourrait imaginer quelque chose de l’ordre du thriller. Qui était cet homme ? Pourquoi a-t-il changé d’identité ? Même si j’ai voulu conserver une part de mystère, les questions que je souhaitais poser avec mon scénario étaient légèrement différentes. À quel point connaît-on la personne avec qui on vit ? Comment peut-on partager le quotidien de quelqu’un pendant vingt ans et ne se rendre compte de rien ? Peut-être que nous ne posons pas de questions par pudeur, par envie de laisser à l’autre son intimité… Doit-on, d’ailleurs, percer des secrets que la personne souhaite garder pour elle ?
C’est la signification des premiers plans du film. On voit Céline marcher sur des rails au milieu d’un champ. Le fantôme d’Arto l’accompagne et elle se retourne vers lui, ce qui donne lieu à un regard caméra. C’est un regard de défi qui dit : « Je fais exactement ce que tu m’as demandé de ne pas faire. Je vais en Arménie ».
©LE PAYS D’ARTO 2025 – LA HUIT PRODUCTION - PAN CINEMA – VISAN
Derrière les mensonges et les non-dits se cachent des traumatismes profonds. Considérez-vous l’exploration du traumatisme et de ses répercussions comme une thématique récurrente de votre œuvre [qui comprend plusieurs long-métrages documentaires comme Village des femmes et Mes fantômes arméniens, ndlr] ?
Mes fantômes arméniens [disponible sur Arte jusqu’en juillet 2026, ndlr] traite effectivement de la mémoire et du traumatisme. Ce sont des thématiques récurrentes dans mes films. Nous sommes un peuple qui a vécu beaucoup de traumatismes : le génocide en 1915, la mort de nombreux Arméniens pendant la Seconde Guerre mondiale puis la guerre contre l’Azerbaïdjan entre 1988 et 1993 et enfin la reprise des hostilités en 2020 [un accord de paix a été signé en août 2025, ndlr]. Nous sommes une terre pleine de sang. Nous sommes une terre de cimetière. Alors comment en parler ? Comment la dépeindre avec tout ce sang ?
Malgré cela, les Arméniens ont toujours réussi à se relever et à persévérer. Cette persévérance caractérise notre peuple, surtout les femmes. D’ailleurs, on dit toujours que si les Arméniens ont survécu au génocide, c’est grâce aux femmes.
Au cours de son voyage, Céline va rencontrer Arsiné (Zar Amir), une femme qui se bat pour la liberté de son pays. Pourquoi avez-vous voulu mettre en avant une femme combattante ?
Cette fois, je réalise une fiction et non un documentaire. Je peux alors me permettre certaines libertés et détourner des clichés. En Arménie, il y a beaucoup de combattants mais peu de combattantes – il me semble… Si elles existent, on ne les voit pas en première ligne. Moi, je voulais en mettre une en avant pour donner la place aux femmes, et présenter une femme forte, qui a fait le choix de la liberté en politique comme dans son couple. J’ai utilisé le cinéma pour montrer une figure que je voulais voir exister.
Quel message ou image voudriez-vous que les spectateurs retiennent de votre film ?
Parlons d’image plutôt que de message. Je n’aime pas trop dire que les films transmettent des « messages » à proprement parler. Avec Le Pays d’Arto, j’ai l’impression d’avoir embarqué les gens avec moi, dans mon train, si je puis dire. J’ai embarqué mon équipe mais aussi les spectateurs. Je veux qu’ils gardent des images de ce petit peuple avec une grande histoire.
Dernière question spéciale Sorociné : y a-t-il des films qui ont participé à votre éveil féministe ?
Déjà, j’ai été élevée d’une façon très féministe pour l’époque. Mes parents disaient toujours : « Tu n’es pas une fille. Tu n’es pas une femme. Tu es un être humain avant tout. Ne laisse personne te traiter en fonction de ton genre ». Après, en grandissant, entre l’Arménie et Beyrouth, j’ai compris que je vivais dans une société patriarcale et qu’elle ne correspondait pas à la manière dont mes parents m’avaient élevée.
En ce qui concerne les références filmiques, je citerais tous les documentaires de Chantal Akerman. Cette réalisatrice m’a fait comprendre que les femmes pouvaient faire des films. Car souvent, dans les écoles de cinéma [Tamara a étudié le cinéma à l’Université américaine du Liban, ndlr], on va nous montrer Godard, Bresson, Tarkovski… C’est très bien, mais on manque de figures féminines. Puis, je citerais Hamo Bek-Nazaryan, qui est considéré comme le premier cinéaste arménien. Ces films sont très féministes.
Propos recueillis par Enora Abry
Le Pays d’Arto
Réalisé par Tamara Stepanyan
Avec Camille Cottin, Zar Amir Ebrahimi, Shant Hovhannisyan
Céline arrive pour la première fois en Arménie afin de régulariser la mort d’Arto, son mari. Elle découvre qu’il lui a menti, qu’il a fait la guerre, usurpé son identité, et que ses anciens amis le tiennent pour un déserteur. Commence pour elle un nouveau voyage, à la rencontre du passé d'Arto : invalides des combats de 2020, vétérans de guerre, hantises d’une guerre qui n’en finit jamais. Une femme court après un fantôme. Comment faire pour l’enterrer ? Peut-on sauver les morts ?
En salles le 31 décembre.