BRIGITTE BARDOT : l’histoire d’une méprise
Le Mépris, de Jean-Luc Godard
Brigitte Bardot est morte le 28 décembre à l’âge de 91 ans. Devenue célèbre grâce à Et Dieu… créa la femme et Le Mépris, l’actrice a dynamité les conventions de la société traditionnelle dans les années 1950-1960. Avant de se tourner avec conviction vers l’extrême droite et ses idées racistes, homophobes et antiféministes.
Saint-Tropez, 1956. Dans une petite boîte de nuit, une jeune femme se lance dans un mambo endiablé. Prise dans la fièvre de la danse, elle en dégrafe l’avant de sa jupe verte, découvrant ses jambes et son body noir sous l’œil réprobateur de deux hommes dont elle ne s’approche que pour mieux s’enfuir. « Viens, ça suffit ! » lance le premier. « Arrête ! » crie le second. Elle, cheveux blonds détachés, regard de défi, ne s’arrêtera d’onduler que lorsqu’on tentera de lui tirer dessus.
Elle s’appelle Juliette, elle n’a pas 20 ans, et elle est l’héroïne du film Et Dieu… créa la femme, de Roger Vadim. Elle s’appelle aussi Brigitte Bardot, 22 ans, et cette scène, parmi d’autres, fixera son image et son mythe durablement dans la rétine et l’esprit des spectateurs du monde entier. L’actrice, morte le 28 décembre à l’âge de 91 ans, reste la Juliette de Vadim, celle qui est venue fracasser sa sensualité sur les conventions, à l’écran comme dans la vie. Celle sur laquelle tout le monde, au départ, se méprend : elle refusera de rentrer dans le moule du cinéma comme dans celui de la maternité. Mais retracer son parcours sous le prisme d’une féministe libérée avant l’heure serait une autre méprise. Brigitte Bardot n’a jamais tiré de son expérience un tel engagement, bien au contraire. Homophobe, sexiste et raciste, condamnée à plusieurs reprises pour cela, elle est l’une des premières vedettes – longtemps la seule – à avoir embrassé l’idéologie d’extrême droite.
Et Vadim… créa B.B.
Brigitte Bardot, c’est d’abord un corps auquel on ne prête pas beaucoup d’esprit. Remarquée dans la rue alors qu’elle est à peine adolescente, elle fait de nombreuses couvertures du magazine Elle à 15 ans. Le mannequinat la mène aux bras de Roger Vadim, qui rêve de l’épouser et la faire tourner devant sa caméra. Pour ses parents, Brigitte Bardot attend d’avoir 18 ans avant de se laisser passer la bague au doigt. Quant à la caméra, elle apprivoise celle de son réalisateur de mari pour la première fois en 1956, après avoir joué quelques petits rôles. Difficile, lorsque Et Dieu… créa la femme sort dans les salles, de prédire l’impact du film sur la société française comme sur son interprète principale.
Et Dieu… créa la femme, de Roger Vadim
D’autant qu’à sa sortie, le long-métrage passe assez inaperçu. C’est lorsqu’il arrive aux États-Unis que la machine s’emballe. Des cinémas censurent le film, jugé trop subversif. Devant les salles qui le diffusent s’accumulent manifestants puritains et représentants du clergé, qui vouent les spectateurs à la damnation éternelle. Et n’épargnent pas non plus l’interprète principale, véritable « démon féminin ». La presse étrangère se passionne pour cette jeune fille au déhanché ravageur et à la chevelure platine. Participe, aussi, très vite, à sa catégorisation. « Pensez-vous que votre succès soit dû au caractère sexy du personnage que vous incarnez dans le film ? » lui demande ainsi un journaliste anglophone en 1957. « Oui, peut-être », répond la jeune Bardot. « Appréciez-vous vraiment de jouer dans ce genre de films ou préféreriez-vous devenir une vraie comédienne ? – Non, je préfère ce genre de films. Je serai sérieuse quand je serai plus âgée. » Brigitte Bardot sera donc réduite à un corps, une image et des initiales : B.B.
Devenu le premier film français à se classer au box-office américain, Et Dieu...créa la femme ressort en France en 1957. L’indifférence polie des premières diffusions laisse place aux scandales et aux polémiques. Même le Vatican s’en mêle. En 1958, la cité-État choisit de représenter les sept péchés capitaux dans son pavillon, dans le cadre de l’exposition universelle à Bruxelles. Et c’est une photographie de Brigitte Bardot en Juliette qui illustre la luxure.
La méprise
Pour Brigitte Bardot, c’est le début de la gloire. Le début, aussi, de la traque. Il n’est pas facile d’être un mythe, encore moins d’être un mythe qui vient bousculer une société française étriquée. Mai 68 n’est pas encore passé par là et le désir des uns ne fait qu’attiser la haine des autres. « J’ai vu les femmes dans la rue s’arrêter et la traiter de salope », raconte Jean-Max Rivière, un ami de Brigitte Bardot, dans le magazine Un jour, une histoire consacré à l’actrice qui a été diffusé sur France 2 en 2014.
Mais c’est la presse qui restera la plus violente à l’égard de la jeune femme. Partout, les paparazzi la poursuivent. Des meutes se forment lorsqu’elle met un pied dehors. Sa vie s’étale dans les journaux. Photographe pour Paris Match à l’époque, Jean-Marie Périer confirme que pour Brigitte Bardot, « c’était un cauchemar ». « [Les rédactions en chef] n’en avaient rien à foutre. Mais elle, elle n’était pas faite pour ça du tout. Elle s’est retrouvée embarquée là-dedans. Sa vie était vraiment un enfer », raconte-t-il dans Un jour, une histoire.
Pourchassée, Brigitte Bardot se terre à lLa Madrague, la maison qu’elle achète en 1958 dans ce qui n’est à l’époque qu’un petit village de pêcheurs, Saint-Tropez. La demeure est assiégée en permanence par les photographes, par la terre comme par la mer. Juste avant la mort de l’actrice encore, jusqu’à vingt bateaux de touristes s’en approchaient chaque jour, et les commentaires des guides dans toutes les langues résonnaient dans son jardin.
Les Pétroleuses, de Christian-Jaque
Paparazzi
« J’appartiens à tout le monde », confie Brigitte Bardot à Europe 1 en 1960. L’année précédente, elle a joué dans la comédie de mœurs Babette s’en va-t-en guerre. Habillée jusqu’au menton pour changer d’image. En vain. L’actrice n’a pas encore 26 ans et une mélancolie qui n’est pas de son âge. « La vie ressemble à une grande prison. Agréable, mais c’est un peu une prison quand même. On me fait dire des choses que je ne dis pas, on me fait faire des choses que je ne fais pas. On a un peu l’impression de ne plus être libre. »
Cette année-là, enceinte, elle est alitée dans son appartement parisien. « Je suis obligée de vivre avec les rideaux tirés car il y a des objectifs sur le toit d’en face », poursuit-elle au micro d’Europe 1. Alors qu’elle est sur le point d’accoucher, les paparazzi font tout pour obtenir des images. « J’ai vu des confrères se déguiser en bonnes sœurs, passant par les toits. J’ai vu des types en faux ramoneurs, en faux plombiers », se souvient Christian Brincourt, journaliste et ami de l’actrice, dans Un jour, une histoire. Le jour de ses 26 ans, alors que son fils Nicolas n’a que quelques mois, l’actrice se taille les veines et avale une boîte de barbituriques avec du champagne. L’ambulance qui la conduit à l’hôpital est contrainte de s’arrêter, des photographes bloquant la route pour prendre des photos.
Si Don Juan était une femme
La traque des paparazzi est d’autant plus intense que la vie privée de B.B. l’est aussi. Mariée jeune, l’actrice enchaîne les liaisons et les unions. Sauvage, toujours, insaisissable, tout le temps. Alors qu’elle est avec Roger Vadim, elle se jette dans les bras de Jean-Louis Trintignant, avec qui elle passe dix jours coupée de tout et tout le monde, dans le maquis. « Il me voulait seule, nue, simple, sauvage. J’ai vécu avec lui la période la plus belle, la plus intense, la plus heureuse de toute cette époque de ma vie. Période d’insouciance, de liberté et encore ô merveille, d’anonymat, d’incognito », raconte-t-elle dans Initiales B.B. Avec, déjà, une tournure sous forme d’avertissement : il ne faut pas voir dans cette liberté avant-gardiste pour l’époque une volonté d’émancipation féminine. « [Jean-Louis Trintignant] m’apprenait l’amour total, intense, la dépendance d’une femme pour l’homme qu’elle aime. »
Gilbert Bécaud ou Sacha Distel font partie de ses conquêtes jusqu’à ce qu’elle épouse, en 1960, Jacques Charrier, son partenaire sur le tournage de Babette s’en va-t-en guerre. Ils divorcent moins de trois ans plus tard parce que Brigitte Bardot a une aventure avec un acteur, Sami Frey, qui lui-même la quitte lorsqu’il découvre sa liaison avec un autre homme. Brigitte vit comme la Juliette de Roger Vadim, librement, passionnément. « À chaque relation, je repartais sans cesse en recherche d’autres amours quand le présent devenait tiède », écrit-elle dans Larmes de combat, son dernier livre de mémoires publié en 2018. « Je n’aime pas l’entre-deux, le moins bien. J’ai toujours recherché la passion. C’est pour cela que j’ai souvent été infidèle. Et quand la passion touchait à sa fin, je faisais ma valise. »
Le Mépris, de Jean-Luc Godard
La passion l’embrase lorsqu’elle rencontre Gunther Sachs, milliardaire allemand qui va jusqu’à larguer des roses rouges par hélicoptère sur la Madrague pour la séduire, et qu’elle épousera deux mois après leur rencontre. Après lui viendront Serge Gainsbourg, l’acteur Patrick Gilles ou encore le chanteur Laurent Vergez. Tous passent, aucun ne reste. Au journaliste Lucien Bodard, Brigitte Bardot confie en 1973 la clef de ses dilemmes amoureux. « J’ai besoin d’un homme qui soit à mon entière disposition. S’il le fait, c’est qu’il est bête et je me lasse. S’il est intelligent, il refuse et me quitte. » « Elle recevait énormément mais elle ne donnait pas assez », analysait son ami, l’acteur Roger Hanin, dans Un jour, une histoire. « Elle est capable de beaucoup de choses par amour, rectifiait le producteur Jean-Louis Rémilleux. Hollywood, elle s’en fout[ait]. Ce qui l’intéress[ait], c’est une relation vraie avec quelqu’un. »
Le repos de la guerrière
Ce n’est pas seulement d’Hollywood que Brigitte Bardot se fiche, mais du cinéma. La carrière de l’actrice est d’autant plus impressionnante qu’elle a marqué l’histoire en vingt ans à peine et une petite cinquantaine de films dont seuls deux ou trois sont réellement passés à la postérité. En 1973, B.B. a 38 ans. Elle n’a pas tout joué, n’a jamais obtenu de prix d’importance. Et pourtant, elle annonce au monde qu’elle arrête. « Certains ont cru à un caprice, d’autres m’ont prise pour une cinglée, se souvenait-elle dans une interview au Monde en 2018. Je m’en foutais. C’est la plus belle décision de ma vie et elle était irréversible. Fini la futilité et ce monde de faux-semblants qui m’avait rendue si malheureuse pendant toutes ces années. »
Usée, fatiguée, Brigitte Bardot brise les pronostics et les espoirs de ceux qui lui prédisent un grand retour. Elle refuse même une proposition à un million de dollars avec Marlon Brando pour partenaire. « Je ne peux plus assumer le fait de me consacrer à un métier qui ne me touche pas personnellement, confie-t-elle à France- Soir à l’époque. Je veux vivre. » Vivre après le mythe n’a rien d’aisé. « Il y a eu un passage à vide terrifiant, glisse l’actrice à Europe 1 en 2006. Tout d’un coup, il n’y avait plus rien. Cela a été un apprentissage parce que pas de structuration, pas de but, ne sachant pas comment me dépêtrer de cette image de star qui me collait à la peau. »
Brigitte s’en va-t-en guerre
Le but et la structuration, Brigitte Bardot les trouve d’abord dans la cause animale. Elle s’engage auprès de la SPA, milite contre l’abandon des animaux domestiques. Sa « croisade » prend une nouvelle tournure en 1977, lorsqu’un reportage la montre enlaçant un bébé phoque sur la banquise canadienne pour dénoncer la chasse. L’image fait le tour du monde, tout comme le discours de la désormais ex-actrice, qui interpelle le gouvernement canadien : « Les traditions changent et seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. » Les critiques sont sévères, notamment de la part des spécialistes de la culture inuit et de la faune sauvage, qui dénoncent ses excès et son manque de connaissance du sujet. La presse, elle, semble plus intéressée par les images de l’ancienne gloire que par le sort des phoques.
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Pourtant, les conséquences seront réelles : au début des années 1980, l’Union européenne interdit l’importation de peaux et de fourrures de certains bébés phoques. Le nombre de phoques abattus est divisé par dix en seulement deux ans. Inlassablement, Brigitte Bardot et sa Fondation créée en 1986 s’élèvent contre la maltraitance animale et remportent des victoires. Fin de l’importation des peaux de chats et de chiens (2007), restrictions plus importantes encore sur la chasse aux phoques (2009), sauvetage d’éléphantes tuberculeuses (2013). Mais plus elle se rapproche des animaux, plus Brigitte Bardot s’éloigne des êtres humains.
Haine, racisme et trahison
Pire encore, son combat pour la cause animale lui sert à justifier des positions islamophobes et racistes. L’un des premiers exemples de cet amalgame intervient lorsqu’en 1996, elle dénonce l’abattage des moutons pendant la fête musulmane de l’Aïd. « Voilà que mon pays, la France, ma patrie, ma terre, est de nouveau envahie par une surpopulation étrangère, notamment musulmane, à laquelle nous faisons allégeance », vomit-elle dans les colonnes du Figaro. « Je suis contre l’islamisation de la France », renchérit-elle en 2003, dans son livre Un cri dans le silence. Un déversoir de haine qui aligne les propos les plus infâmes, homophobes et racistes. « Nous nous soumettons à une infiltration souterraine et dangereuse, non contrôlée », écrit celle qui estime également que les gays sont des « phénomènes de foire » ou des « lopettes de bas étage ».
Souvent brandie comme un symbole de la libération féministe des années 1960, Brigitte Bardot a pourtant toujours été conservatrice. En 1973, déjà, elle fustige le Mouvement de libération des femmes (MLF) : « Si [les militantes] sont si malheureuses, c'est qu'elles ne veulent plus être ce qu'elles sont. Ne plus être l’“objet” mais revendiquer les droits propres aux femmes », estime-t-elle auprès du magazine suisse L’Illustré, qualifiant le mouvement féministe de « comique et idiot ». Plus tard, en 2018, elle prend la défense de Nicolas Bedos et Gérard Depardieu, tous deux accusés de violences sexistes et sexuelles – et tous deux condamnés par la justice depuis. « Le féminisme, c’est pas mon truc », assène-t-elle, pour celles et ceux qui en douteraient encore, au micro de BFMTV en 2025.
Si B.B. n’est assurément pas la seule gloire du cinéma français à défendre des agresseurs sexuels et à fustiger les féministes, elle a longtemps été plus isolée sur ses opinions politiques affichées. D’abord gaulliste, puis giscardienne, l’ancienne comédienne glisse à l’extrême droite dès les années 1990. Son dernier mari, Bernard d’Ormale, épousé en 1992, a été rencontré via Jean-Marie Le Pen, qui l’admire beaucoup. En 1997, elle apparaît sur des tracts de soutien de Catherine Mégret, candidate Front national aux législatives. La même année, Brigitte Bardot écope de sa première condamnation pour incitation à la haine raciale, et prononce cette phrase étrange au tribunal : « Je ne suis pas raciste dans l’âme. » Comme déterminée à valider le dicton populaire sur la vieillesse et le naufrage, elle récidive. En 1997, puis 2000, 2004, 2008, 2011 et enfin 2021, la justice la rattrape.
Reuters
Cette sacrée réac’
Que reste-t-il alors, aujourd’hui, de Brigitte Bardot ? L’image de la pin-up en bikini à motif vichy s’est durablement fixée dans toutes les rétines, son trait de khôl n’est jamais passé de mode et son chignon blond y revient régulièrement. Tout le monde préfère se souvenir de cette fille à la moue mutine et aux pieds nus qui embrasait les pellicules, plutôt que de cette femme ridée à la chevelure blanchie qui claudiquait sous la douleur causée par l’arthrose.
Ce qui reste surtout, c’est une longue suite de méprises. D’abord celle qui aurait voulu que sa beauté et son mode de vie soient libérateurs, pour elle mais aussi pour toutes les femmes rêvant, dans la France corsetée de l’après-guerre, de désirer comme elles l’entendaient. Peut-être cette volupté fut-elle, d’abord et avant tout, affolée et fuyante. L’icône des années 1960 n’a jamais été à l’aise avec cette époque, qui le lui a bien rendu. Dans son roman Mai 67, l’écrivaine Colombe Schneck imagine la brève histoire d’amour de la plus belle femme du monde avec un jeune assistant costumier. Et, d’une phrase, résume Bardot tout entière : « Cela ressemblait à une douleur d’enfant jamais consolée. »
La seconde méprise fut sûrement celle de l’imaginer se conformer à quelque moule que ce soit. Celui de l’actrice, de l’épouse, de la femme. L’actrice a refusé de tourner, l’épouse a refusé la fidélité, la femme a refusé la maternité. Son fils unique, Nicolas, né en 1960 de son union avec Jacques Charrier, sera confié dès sa naissance à des nourrices – plus tard, Brigitte Bardot le comparera à « une tumeur ». « Elle n’était pas faite pour ça, ce n’était pas le moment, expliquait son amie Anne Dussart dans Un jour, une histoire. Mais à cette époque-là, l’avortement n’existait pas. »
La troisième méprise est celle de l’icône. Brigitte Bardot n’a jamais souhaité le devenir, descendant d’elle-même de son piédestal en abandonnant le cinéma. On a constamment voulu l’y replacer, en tant qu’actrice, féministe, avant-gardiste. Elle était raciste, misogyne, rétrograde, confite dans une misanthropie haineuse. Il ne tient qu’à nous de regarder en face et honnêtement ce qu’elle n’a jamais caché.
MARGAUX BARALON