RENCONTRE AVEC SONJA PROSENC – « Il y a souvent une dissonance entre nos valeurs morales et les choix que nous faisons »
© Tajine Studio
Dans Family Therapy, la réalisatrice slovène propose une satire sociale mettant en scène une famille de la haute bourgeoisie moderne. Un film dérangeant puisqu’il tape juste. Interview.
Sur une route de forêt, une voiture est en feu, laissant ses occupants démunis sur un trottoir. Une famille, les Kralj, passe sans s’arrêter. Qui sont-ils pour exprimer tant de froideur ? De retour dans leur immense villa aux grandes baies vitrées, on découvre leur mode de vie ultra-réglé qui se doit de maintenir tout élément perturbateur à l’extérieur. Pourtant, un nouveau venu, Julien (interprété par Aliocha Schneider) pénètre leur écosystème à la demande du père qui cherche un fils pour faire de sa famille une « famille parfaite », et ainsi gagner un concours qui les emmènerait dans l’espace. Rencontre avec la réalisatrice de ce film aussi subtil qu’ambitieux.
Le début de votre film est inspiré par un souvenir d’enfance. La voiture de vos parents a pris feu et vous vous rappelez avoir vu des voitures passer devant vous sans s’arrêter pour vous proposer de l’aide. À quoi avez- vous pensé alors ? Et comment cela a-t-il influencé votre construction de Family Therapy ?
J’ai pensé que les gens vivaient vraiment dans des bulles, dans leurs bulles. C’est exactement le propos du film. La famille Kralj est entourée par des barrières et cela peut se voir dans la mise en scène. Au départ, le spectateur est dans la voiture avec les Kralj et observe l’accident au bord de la route de leur point de vue. Puis, ils arrivent dans leur maison. On voit la belle vue, avec la nature florissante et les arbres. Rapidement, on se rend compte qu’il y a des vitres tout autour d’eux. Et enfin, il y a cette petite voix off, qui provient de la porte connectée et qui dit « porte verrouillée ». Cela donne l’impression que rien ne peut entrer mais aussi que rien ne peut sortir.
Il y aussi cette autre famille, celle à la voiture en feu. Les Kralj pensent que ce sont des réfugiés, et quand ceux-ci se présentent à leur porte, ils les rejettent. Mais d’un même mouvement, ils cherchent à se faire pardonner leur conduite. Comment interprétez-vous cette ambivalence ?
Les Kralj ont peur de tout ce qui peut entrer chez eux. Ils veulent garder le contrôle, car c’est peut-être le seul endroit où ils ont l’impression d’en avoir. Au moment où la famille accidentée se présente et que Julien ouvre, ils interprètent cette ouverture sur l’extérieur comme une porte ouverte sur le chaos qui a alors la permission de pénétrer chez eux. Mais les Kralj ont aussi une haute estime d’eux-mêmes. Ils s’imaginent progressistes et ouverts, ils ne se voient pas comme une famille capable de rejeter des personnes dans le besoin. Il y a une dissonance entre leurs valeurs morales et les choix qu’ils font. Et je pense que cette dissonance est commune à tout le monde.
Un autre arc narratif du film est l’obsession du père qui souhaite à tout prix gagner un concours pour envoyer sa famille dans l’espace. De quoi est-ce la métaphore ?
Ce n’est pas une métaphore. C’est plus tangible. Le titre du concours est « Un voyage parfait pour une famille parfaite ». Pour le père, gagner ce concours signifierait donc qu’il a une « famille parfaite », et par extension qu’il est un « père parfait ». Cette obsession pour le concours est aussi sa manière d’échapper au réel, au fait qu’il n’a pas été un « père parfait » puisqu’il n’a pas pu protéger sa fille malade… Son envie d’aller dans l’espace répond à toutes ces motivations inconscientes, même si cela est absurde, car c’est son envie de faire « ce voyage parfait » qui va les détruire. Il ne se rend pas compte que toutes les solutions à ses problèmes sont là, sur Terre, juste sous ses yeux.
© Tajine Studio
Family Therapy a une esthétique très aseptisée, voire clinique, avec ses murs blancs et ses baies vitrées. Comment l’avez-vous créée ?
Cela vient de ce que j’ai dit précédemment, de leur volonté de contrôle et d’ordre sur toute chose. Ils ont construit cette maison de verre en donnant l’impression de vouloir être connectés à la nature qui les entoure, mais en réalité, ce qu’ils ont construit, c’est un vivarium. Ou une galerie. Ce n’est pas un lieu de vie. C’est un lieu où l’on performe, où l’on fait semblant. Mais quand Julien arrive dans la famille, la vie et le chaos pénètrent en ce lieu. À ce moment-là, l’esthétique change, avec plus de couleurs, de chaleur – de vie tout simplement ! La caméra aussi change, avec des plans moins figés et plus proches des personnages.
Tout le concept de Family Therapy réside ici : passer d’un lieu sans vie et fait de faux-semblants à une maison où vit une véritable famille.
Dès le départ, le spectateur peut être perturbé par ce silence. Il y a peu de dialogues et tout s’exprime par le regard. Comment avez-vous dirigé vos acteurs et vos actrices dans ce dispositif ?
Marko Mandic, qui incarne le père, et Katarina Stegnar, la mère, sont un acteur et une actrice pour qui l’interprétation physique est très importante à l’origine. Pour Family Therapy, ils ont dû chercher de l’inhibition, du moins pour la première partie du film, tout en conservant la force des émotions. Pendant que nous faisions les premières répétitions, quelque chose de surprenant est arrivé : ils ont commencé à être synchrones dans leurs mouvements et leurs expressions. Nous avons voulu garder cela, que nous avons interprété comme les derniers vestiges d’un couple qui était en connexion et qui ne l’est plus.
Dans la famille Kralj, il y a aussi le personnage de la jeune fille, Agata, interprété par Mila Bezjak. Même si c’est certainement l’un des personnages les plus silencieux, c’est aussi celui qui est traversé par une multitude d’émotions : l’opposition face aux parents, la solitude, l’éveil de la sexualité. Comment l’avez-vous construit ?
Elle est à un âge très délicat. C’est une enfant forcée de vivre constamment dans un monde d’adultes. Elle fait l’école à la maison et quand ses parents organisent une fête, il n’y a pas un seul enfant ou adolescent. Elle essaie d’attirer l’attention mais le fait parfois de manière très provocante [par exemple, lors d’une scène où elle relève sa jupe face à un ami de ses parents, ndlr], notamment car elle intègre les manières des adultes.
C’est aussi pour cela que l’arrivée de Julien est importante : c’est la première fois qu’elle peut entrer en connexion avec quelqu’un et tisser une véritable amitié.
Propos recueillis par Enora Abry
>>> Pour lire la critique de Family Therapy, cliquez ici.
Family Therapy
Réalisé par Sonja Prosenc
Avec Aliocha Schneider, Marko Mandić, Katarina Stegnar
Dans une villa de verre au luxe froid et aseptisé, une famille slovène aisée maintient l’illusion d’une vie parfaite. Mais leur équilibre artificiel vacille dangereusement quand un jeune français mystérieux, aux liens secrets avec le père, fait irruption dans leur quotidien.
En salles le 27 août 2025.