RENCONTRE AVEC SAULE BLIUVAITE – « Je voulais montrer des réalités souvent stérilisées ou invisibilisées à l’écran »

© Les Alchimistes

La réalisatrice lituanienne Saule Bliuvaite signe un premier long-métrage intense, parfois même difficile à digérer – autour de Marija et Kristina, deux adolescentes qui s'inscrivent dans une école de mannequinat avec l’espoir d’une vie meilleure que celle que leur ville petite et pauvre semble leur promettre. Face à une réalité qui hante la majorité des adolescentes et des jeunes femmes – et qui prend de nouvelles formes à chaque époque – la vision que propose Bliuvaitė dans Toxic est certes directe et brutale, mais la camaraderie et la solidarité y brillent heureusement plus fort que le misérabilisme dans lequel le film aurait pu sombrer.

Toxic est un film qui, par moments, peut être très difficile à regarder, en particulier pour les spectateurs et spectatrices ayant vécu des expériences autodestructrices ou obsessionnelles similaires à celles de Marija et Kristina. Est-ce quelque chose à quoi vous avez réfléchi en travaillant sur le film ?

J'ai travaillé sur ce projet pendant des années et j'ai vu le film plusieurs fois. En plus, l'ambiance n'était pas du tout négative lors du tournage. Pour moi, le film n'est pas uniquement ce qui est construit et ce que l'on voit à l'intérieur du cadre, mais aussi ce qui s'est passé dans les coulisses. Donc, mon expérience est plutôt holistique. J'oublie parfois à quel point le film peut déclencher des réactions fortes, et combien il est difficile de le regarder pour la première fois. Même si le film lui-même contient des moments sombres et une atmosphère violente et perturbante, le processus de réalisation était plein d’éclat et de lumière.

On évoque souvent le genre du body horror à propos de votre film, mais il y a finalement peu d’allégories dans cette histoire. Les troubles de la perception du corps sont une réalité brutale et largement répandue chez les femmes. 

C’est vrai que j’ai un problème avec la métaphore du body horror, car ce que je montre est tellement proche de la réalité. Peut-être que les scènes avec le ver solitaire sont un peu surréelles, mais j’ai vu un reportage télé qui parlait d’une mère ayant donné à sa fille des œufs de ver solitaire pour qu’elle puisse perdre du poids. Donc, je suis sûre à cent pour cent que la réalité est encore plus effrayante que tout ce qu’on peut fantasmer. 

Quel était votre rapport à votre image corporelle lorsque vous aviez le même âge que vos personnages ?

Les perceptions que j’avais de moi-même sont passées par différentes étapes, quand j’étais enfant, ado, puis adulte. À l’école primaire, j’ai beaucoup été harcelée parce que j’étais trop maigre. Mais à l’école, peu importe ton apparence – on te trouvait toujours un défaut : tu es trop grand·e, ou trop petit·e, trop pâle, trop gros·se, etc. Je pense que la plupart d’entre nous ont vécu des expériences similaires à l’école. Moi, j’avais vite compris que tu es soit celle qui harcèle, soit celle qui est harcelée. Je n’en suis pas très fière, mais moi aussi j’ai fini par rejoindre le groupe des harceleurs à un moment. C’était ma manière de survivre. Mais vers 15 ou 16 ans, je me suis rendu compte que les gens que je fréquentais n’étaient pas du tout sympas, et j’ai ressenti le besoin de me transformer pour pouvoir attirer d’autres types de personnes. J’ai rasé mes longs cheveux – ça a été un véritable choc pour mes ami·es à l’école. Et à cause de cette coiffure, le harcèlement a recommencé. Car à l’école, si tu faisais quelque chose qui te distinguait de ce qui était considéré comme normal, tu étais perçu·e comme un·e paria – donc vulnérable au harcèlement.

La dissociation d’avec son propre corps, le fait de le traiter comme un objet à façonner, est un processus que vous décrivez de manière assez frontale…

J’ai vécu une expérience similaire avec la gymnastique rythmique. Comme beaucoup de mes amies, j’étais gymnaste à l’école. Pendant l’enfance, tu es trop maigre et souple, presque comme un squelette, puis l’adolescence frappe. Quand les corps de certaines filles ont commencé à changer, l'entraîneur les harcelait pour qu’elles perdent du poids, sinon elles ne pourraient pas participer aux tournois. C’était un environnement très toxique. J’y ai beaucoup repensé en faisant ce film. Je n’ai toujours pas trouvé de réponse, mais à travers ce travail, j’ai voulu poser ces questions : y a-t-il une limite à soi-même, à ce que l’on peut faire de son corps ? Est-on vraiment capable de façonner son propre destin ? Devrait-on plutôt explorer celui que l’on est et accepter ce qui nous convient le mieux, ou bien faut-il se fixer un but précis et tout faire pour l’atteindre, quels que soient les moyens ?

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Bien que les standards de beauté et les obsessions liées au corps occupent une place centrale dans le récit, c’est l’amitié et la solidarité entre Marija et Kristina qui finissent par primer. Quelle importance accordez-vous à la complicité enfantine et aventureuse entre vos personnages ?

Cela me rend très heureuse quand les spectateurs et spectatrices le remarquent, car ces moments-là étaient très importants pour moi. La camaraderie entre Marija et Kristina se manifeste notamment dans des situations absurdes – comme lorsqu’elles décident de prodiguer un massage à un type pour trouver de l'argent pour la séance photo, par exemple. J'ai voulu créer ces situations pour montrer que le but lui-même était moins important que l’action de prendre en charge la situation et de dire : « Je le ferai pour toi, peu importe les conséquences. » C’est aussi pour cette raison que j’ai voulu terminer par une fin porteuse d’espoir. La compétition que l’on voit tout au long du film appartient au monde des adultes, alors que le basketball de la fin – on y joue, on s’engueule, puis le lendemain on se retrouve pour rejouer et se disputer encore, et l’amitié continue – c’est cela que je trouve très beau. 

Pourriez-vous nous parler de votre choix d’attribuer au film une vision presque atemporelle ? La petite ville où vivent les personnages, tout comme leurs vêtements, pourrait tout aussi bien appartenir aux années 2000 qu’à aujourd’hui.

Au départ, je voulais que le film se déroule dans le passé, mais lorsque je suis passée de l’étape d’écriture à celle de la réalisation, en faisant le casting, je me suis dit qu’il serait difficile – ou plutôt erroné – de les placer dans cette période et de mettre trop l’accent sur le style des années 1990 ou 2000. Tout cela est donc devenu un mélange. Nous avons ce lieu qui semble bloqué dans le temps, avec tous ces paysages, mais on voit aussi des smartphones, des cigarettes électroniques. Leur vie paraît contemporaine, et pourtant, quelque chose reste daté, obsolète. D'ailleurs c’est amusant de voir comment ces esthétiques sont redevenues très populaires aujourd’hui.

Outre l’esthétique Y2K, nous pouvons aussi évoquer cette imagerie de l’Europe de l’Est post-soviétique – entre bâtiments brutalistes et immeubles grisâtres – devenue, curieusement, très tendance sur les réseaux sociaux.

Je n’aime pas tellement cette idéalisation de « l’esthétique soviétique ». Je ne cherchais pas à proposer une vision poétique des vestiges du régime soviétique, car beaucoup de personnes en ont souffert. Mes parents ont grandi dans ce système, et mes grands-parents y ont vécu presque toute leur vie. Je crois que l’incapacité à communiquer entre les générations, que l’on voit dans le film – chacun étant dans son propre monde – est quelque chose que j’ai connu aussi, d’autant plus que j’ai grandi dans un pays libre. Par rapport à mes parents et à mes grands-parents, notre manière de percevoir le monde et d’en faire sens était totalement différente. Ils avaient vécu sous la pression d’une idéologie qui leur imposait de ne pas se démarquer, de vivre en silence et de se taire. L’idéologie soviétique m’a donc vraiment marquée quand j’étais petite et adolescente. Je voulais conquérir le monde, mais eux me conseillaient de baisser la tête et de faire comme tout le monde.

Les scènes où les filles se rendent dans une agence de mannequins représentent une réalité dont l’industrie cinématographique n’est pas exempte, notamment lorsqu’il s’agit de travailler avec des acteur·trices non professionnel·les. Comment ce processus s’est-il déroulé pour vous ?

J’étais en effet très consciente de ce processus. Avec ma directrice de casting, on rigolait en disant qu’on allait faire un « méta-casting ». Il y a eu plusieurs étapes. D’abord, nous avons invité les filles pour les rencontrer et leur parler du scénario. Nous ne leur avons pas demandé de jouer. On leur posait des questions simples : d’où venaient-elles ? Qu’est-ce qu’elles aimaient faire ? Avec la directrice de casting, on a essayé de créer une atmosphère détendue pour qu’elles puissent partager librement leur regard sur le film. Ensuite, nous les avons invitées à revenir pour interagir en groupe et improviser sur une situation sans lien direct avec le scénario. Mon objectif était d’abord de les mettre à l’aise, car il est impossible de livrer une performance dès le premier jour. Même si certaines filles n’ont pas été retenues, on leur a au moins offert une expérience d’atelier qui, je l’espère, a pu leur être utile.

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Nous avons évoqué l’expérience du spectateur face au film, mais on imagine que certaines scènes, notamment avec de jeunes actrices, ont pu être particulièrement exigeantes et nécessiter beaucoup de subtilité. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le tournage ?

C’est ce que j’admire le plus dans le cinéma : le fait que le ou la cinéaste, l’équipe technique et les acteur·trices soient capables de simuler des situations sans avoir à les vivre réellement. Pour moi, c’est aussi cela, le signe d’une bonne réalisation. Je crois sincèrement qu’il est possible de créer des scènes violentes sans traumatiser personne – il suffit d’être attentif et attentive, sensible et pleinement conscient·e de ce qui nous entoure. On y a mis beaucoup d’efforts et de réflexion ; toutes nos discussions tournaient autour de ça, elles commençaient et finissaient là. On cherchait à construire un sens commun. Honnêtement, je pense qu’il aurait été impossible de tourner ce film aux États-Unis. Mais moi, je voulais montrer la douleur physique, les luttes que ces jeunes endurent – des réalités souvent stérilisées ou invisibilisées à l’écran. Je sais que certain·es spectateur·trices souffrent en regardant le film, mais ces scènes-là, nous les avons tournées de manière très technique, avec une certaine distance émotionnelle.

D'ailleurs, le jeu des acteur·trices est très proche du style documentaire, ce qui pousse beaucoup de gens à croire qu’il y a eu de l’improvisation. Certain·es s’imaginent même que les actrices principales viennent d’un milieu similaire à celui du film. Hier, après la projection, une dame m’a demandé si elles allaient bien, si j’avais de leurs nouvelles. Elles vont super bien ! Elles étudient dans les meilleures écoles de Lituanie, ont de très bonnes notes et sont entourées de leurs familles et de leurs ami·es. Je n’y avais pas pensé avant, mais c’est vrai que le film peut donner cette impression de réalité. Pourtant, tout a été écrit et répété. Si le public y croit autant, c’est sans doute le signe que nous avons fait du bon travail.

Comme Toxic est votre premier long-métrage, avez-vous rencontré des difficultés avant ou pendant la production ?

J'ai été démotivée et frustrée de nombreuses fois – surtout lorsque nous n'avons pu obtenir le financement, car j'étais vraiment prête à me lancer. Il est facile de parler du passé alors que tout s'est bien passé, mais à l'époque, il y avait beaucoup de moments de stress durant lesquels je demandais si on allait vraiment faire ce film, si on allait réussir, si ces jeunes actrices allaient pouvoir jouer les scènes que j'avais écrites. Je me posais aussi des questions éthiques en me demandant si ce n'était pas convenable de faire jouer des jeunes ados de 13, de 14 ans dans ce film. Heureusement que j'ai été entourée d'une équipe très sensible à tous les questionnements et nuances quant à l'exécution de ce scénario avec de très jeunes actrices. Donc, elles étaient tout le temps entourées et avaient un appui constant. 

Et pour terminer, d’où vient le titre original du film, Akiplesa ?

Akiplesa désigne une personne rebelle, effrontée, insolente. Littéralement, cela renvoie à quelqu’un qui « arrache les yeux » – akis signifiant « œil » et plesa, « déchirer ». Disons que si tu entres dans le jardin de quelqu’un pour voler des pommes, une grand-mère qui te surprendrait pourrait crier : « Akiplesa ! Qu’est-ce que tu fais là ? » En lituanien, on ne l’utilise pas très souvent : c’est un mot un peu funky, qui n’a pas vraiment de connotation négative. On peut, par exemple, qualifier un gamin d’akiplėša. Comme le film parle principalement d’enfants, le mot s’y prêtait bien. Pourtant, c’était impossible à traduire. Quand on a commencé à travailler sur la traduction du scénario, le traducteur m’a proposé Shameless en anglais – mais il y avait déjà beaucoup de films avec ce titre, et c’était une traduction trop littérale, qui manquait d’authenticité. Et puis, j’ai pensé à Toxic : un mot qui rassemblait beaucoup de choses à la fois… et aussi, bien sûr, à cause de Britney Spears !

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu

Toxic

Écrit et réalisé par Saule Bliuvaite

Avec Ieva Rupeikaite, Vesta Matulyte, Giedrius Savickas,Vilma Raubaite, Egle Gabrenaite

Rêvant d'échapper à la morosité de leur quartier, Marija et Kristina, 13 ans, se rencontrent dans une école de mannequinat locale. Les promesses d’une vie meilleure malgré la concurrence ardue, les poussent à brutaliser leur corps, à tout prix. L'amitié des deux adolescentes leur permettra-t-elle de s'en sortir indemnes ?

En salles le 16 avril 2025.

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