RENCONTRE AVEC SABRINA NOUCHI – «Les violences sexuelles sont encore un sujet qui dérange»

                                                                                         Copyright Kapfilms / Les Affranchis

Ça arrive est un pari fou : six jours de tournage, deux caméras et 135 000 euros de budget pour mettre en scène un scénario coup de poing. On y suit, pendant trois jours, trois policiers de la brigade des mœurs de Marseille, chargés de recueillir les plaintes pour violences sexuelles. Flirtant habilement avec le genre du documentaire, Sabrina Nouchi livre une œuvre brute (et parfois brutale) qui ne s’embarrasse d’aucun effet de style pour mettre en avant la parole des victimes et laisser éclore le talent de ses acteurs. Rencontre avec cette réalisatrice qui s’est battue pour voir naître ce film, jusqu’à créer sa propre société de production et de distribution, Les Affranchis.


Pourquoi avoir voulu traiter du sujet des violences sexuelles de manière aussi frontale, en enchaînant les dépositions diverses les unes après les autres ?

S. N. L’objectif était de choquer, de bouleverser, de faire réfléchir. Je voulais éveiller les consciences sur le sujet des violences sexuelles, qu’elles soient faites aux femmes ou aux hommes. Car, même si les hommes sont minoritaires dans les statistiques, ils doivent être représentés. Je voulais traiter cet ensemble de cas tout en insistant sur la nuance.

Je veux réaliser un film sur ce sujet depuis mes vingt-deux ans. Mais quand je l’évoquais avec mes producteurs de l’époque, c’était un « non » catégorique. Les violences sexuelles leur faisaient peur et ils ne trouvaient pas ça vendeur. J’ai donc gardé mes ébauches de scénario dans un tiroir.

Puis, lors d’une improvisation faite par l’une de mes élèves [Sabrina Nouchi a fondé à Marseille l’école la Fabrique de l’acteur, ndlr] l’idée de faire ce film m’est revenue. Elle incarnait une travailleuse du sexe et, sans que la situation ait quelque chose à voir avec les violences sexuelles, je me suis demandé : « Si cette travailleuse du sexe allait porter plainte pour viol, est-ce qu’elle serait reçue comme les autres ? » À partir de là, j’ai eu l’idée d’écrire sur plusieurs cas différents de viols et de violences afin de rendre compte de cette réalité.

Aujourd’hui, après le mouvement #MeToo, est-ce plus simple de faire un film sur ce sujet ?

C’est encore un sujet qui dérange et cela se voit, car les producteurs, distributeurs ou exploitants de salles sont très violents dans leurs réponses. Une salle nous a même répondu : « Nous en avons déjà entendu parler et il paraît que c’est nul. » [Cet avis n’a pas été partagé par le jury du Festival Polar de Cognac qui a décerné son Grand Prix 2024 à Ça arrive, ndlr.] Ils pensent aussi que c’est trop long [le film dure 2h07, ndlr], que nous ne sommes pas connus, et que, par conséquent, ce n’est pas ce que le public veut voir. Sincèrement, je pense que personne ne sait ce que le public veut voir. C’est pour cela que j’ai créé ma propre société de production et de distribution, Les Affranchis.

Vous avez travaillé sur un grand panel de cas, comment choisir ceux à représenter dans le film ? Il n’y a pas de mention de l’inceste par exemple, pourquoi ?

Il y a un million d’histoires à raconter et aucune histoire n’est plus importante qu’une autre. Je voulais mettre de tout, de la pauvre dame qui ne connaît pas son agresseur à la jeune fille qui a fait confiance à son meilleur ami, afin que le plus de monde soit représenté. Mais le film est déjà long, il fallait faire des choix. C’était assez difficile. Puis nous avons eu une idée. Tous les cas que nous n’avons pas utilisés nous servent à nourrir une campagne de sensibilisation sur notre page TikTok. Face caméra, les acteurs jouent des témoignages que nous n'avons pas pu inclure dans le long-métrage. Ça marche bien auprès du jeune public et nous avons obtenu beaucoup de réactions [la page TikTok « Ça arrive » a en effet plus de 30 000 abonnés, ndlr].

En ce qui concerne l’absence de la représentation de l’inceste dans le film, il y a une raison. Nous sommes à la brigade des mœurs et non pas à la brigade des mineurs. Souvent, si une personne adulte vient témoigner de faits qui se seraient passés durant l’enfance, elle est envoyée à la brigade des mineurs. Toutefois, ces cas-là, qui sont bien sûr très importants, sont présents sur notre page TikTok.

                                                                                                                         Copyright Kapfilms / Les Affranchis

Dans une scène, on apprend qu’une femme a menti lorsqu’elle a affirmé avoir été violée. Pourquoi avez-vous décidé d’aborder la problématique des fausses accusations ?

Je sais que cela peut faire réagir, mais j’assume totalement ce choix. Ces mensonges m’indignent – bien qu’ils soient minoritaires, rappelons-le – car ils décrédibilisent les vrais témoignages. Dans notre société actuelle, nous sommes trop influencés par nos émotions. Je pense qu’il faut faire attention au « Je te crois ». À la place, il faut plutôt dire « Je t’écoute » et écouter d’une oreille attentive et impartiale pour effectuer un travail précis sur les faits. Si d’un côté certaines victimes peuvent être décrédibilisées, de l’autre, des personnes voient leur vie gâchée par de fausses accusations.

Le montage a-t-il été difficile puisque vous aviez un grand nombre de scènes sans rapport direct les unes avec les autres ?

Avec ma coscénariste Catherine Sorolla [qui incarne également une des policières dans le film, ndlr], nous n’avons pas pensé le scénario comme un scénario classique. Nous écrivions scène par scène avant de tout ranger dans un classeur. Pour préparer le montage, on ordonnait les feuilles en se demandant : « A-t-on déjà vu une scène similaire juste avant ? Est-ce que c’est trop violent de mettre tous ces cas au même endroit ? » Ensemble, on a construit le rythme du film et cela nous a beaucoup guidées.

Bien qu’il s’agisse d’une fiction et non pas d’un documentaire, les dialogues paraissent très justes. Comment avez-vous fait vos recherches pour écrire ces scènes de premières dépositions ou de premières confrontations ?

Dès le départ, nous avons fait appel à un consultant : Laurent Dave, qui a travaillé à la brigade des mœurs avant de rejoindre la brigade des mineurs. Nous voulions vraiment qu’il vérifie si la procédure était correcte et si le vocabulaire était le bon.

Face aux différentes situations qui s’enchaînent, il y a les trois enquêteurs, toujours les mêmes. Comment avez-vous construit ces personnages afin qu’ils se détachent des clichés qu’on peut parfois leur accoler (policier sexiste, accusateur, etc.) ?

Laurent Dave, notre consultant, est un policier passionné et dévoué à la cause des violences sexistes et sexuelles. De mon côté, je connais beaucoup de policiers qui ne correspondent pas aux clichés qu’on pourrait en avoir. Alors oui, il y a des cons partout, c’est certain, mais ce n’est pas une majorité.

Pour montrer la complexité de leurs fonctions, nous avons construit trois personnages. En premier, nous avons le flic esseulé [Sébastien, interprété par Milo Chiarini, ndlr], qui fait ce métier depuis des années et qui n’en peut plus. Il a l’impression de ne plus avancer car la justice ne parvient pas à régler toutes ces horreurs qu’il voit à longueur de journée. Puis il y a l’enquêtrice [Johanne, campée par Catherine Sorolla, ndlr], qui essaie absolument de rester impartiale et de ne pas entrer dans l’émotionnel afin de faire son boulot au mieux. Enfin, nous avons le petit nouveau de la brigade [Anthony, joué par Andrea Dolente, ndlr],qui a seulement six mois dans les pattes et encore l’espoir de changer le système et d’aider les gens. Il est très empathique et ce côté humain lui fait défaut car il s’engage sur des choses qu’il ne maîtrise pas [comme promettre à une victime que son agresseur sera condamné alors qu’il n’a aucune prise sur la justice, ndlr], et cela fait de gros dégâts.

                                                                                                                        Copyright Kapfilms / Les Affranchis

Nous ne voyons jamais les enquêteurs en dehors du poste de police. Le spectateur est enfermé avec eux. Pourquoi avoir choisi le huis clos pour raconter ces histoires ?

Quand les policiers rentrent chez eux, ils sont encore dans le travail. Je voulais qu’on sente qu’ils sont coincés dans leur journée. Ces histoires ne les quittent pas. C’est aussi ce que je voulais montrer avec le générique [où l’on voit chaque acteur poser face caméra, dans une cour grillagée du poste de police, ndlr]. Chaque personne passée en cet endroit y laisse une partie de lui-même, d’une certaine manière.

Cet effet est renforcé par le fait que les enquêteurs ne connaissent pas le dénouement des enquêtes. Ils n’ont qu’une petite partie de l’histoire. Ils prennent la plainte, la transmettent et la « justice fera son travail » – ce qui n’est malheureusement pas souvent le cas.

Dans ce scénario, entre les victimes, les agresseurs et les policiers, il y a un grand nombre de rôles, comment avez-vous choisi vos acteurs ?

À part les trois policiers, la plupart des acteurs viennent de mon école d’acting la Fabrique de l’acteur. En écrivant, j’ai tout de suite identifié les talents de l’école que j’allais prendre. Il y a un mélange d’anciens élèves de première, deuxième et troisième années. Je n’avais aucune inquiétude quant à leurs performances. Ils connaissent ma sensibilité et je connais la leur. Grâce à cela, et malgré le peu de temps que nous avions, cela a été le tournage le plus facile de ma vie. C’était très convivial, un peu comme un tournage en famille.

Quand on regarde votre film, on peut penser à Polisse de Maïwenn. Quelles étaient vos inspirations ?

J’ai adoré Polisse, mais ce n’était pas vraiment une de mes références. En revanche, je pensais à Festen de Thomas Vinterberg, qui est un de mes films préférés. Dans ce long-métrage, on se fiche totalement de l’esthétique, tout ce qu’on veut, c’est un bon scénario et de bons acteurs. C’est aussi ce que j’ai voulu faire avec Ça arrive, m’axer sur le jeu des acteurs plutôt que de prouver à tout le monde que je sais manier une caméra en accumulant les figures de style.

Finalement, pourquoi le titre « Ça arrive » ?

J’ai toujours du mal à trouver des titres pour mes films. Cette fois, c’est ma coscénariste Catherine Sorolla qui l’a choisi, car ça arrive à n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. C’est malheureux, mais c’est un peu une fatalité.

Propos recueillis par Enora Abry

ÇA ARRIVE

Réalisé par Sabrina Nouchi

Avec Catherine Sorolla, Milo Chiarini, Andrea Dolente

Dans un commissariat du 1er arrondissement de Marseille, trois enquêteurs, deux hommes et une femme, font face aux récits des viols qui sont perpétrés quotidiennement dans la cité Phocéenne. Chaque jour, ils reçoivent des victimes de tout âge, genre et milieu social. Chaque jour, ils mettent leur professionnalisme au service de cette brigade haute en couleurs, où le drame côtoie l'humour, et la noirceur l'espoir.

En salles le 27 novembre 2024.

Précédent
Précédent

DIAMANT BRUT – Agathe Riedinger

Suivant
Suivant

ÇA ARRIVE – Sabrina Nouchi