ÇA ARRIVE – Sabrina Nouchi
Copyright Kapfilms / Les Affranchis
Les yeux grands ouverts
Pour sa troisième réalisation en solo, Sabrina Nouchi lâche une véritable bombe. Ça arrive nous plonge pendant trois jours dans la brigade des mœurs de Marseille, où les plaintes pour violences sexuelles s’enchaînent. Mêlant une esthétique simple empruntée au documentaire à des dialogues ciselés, Sabrina Nouchi peint sans fioriture une réalité crue et, par conséquent, bouleversante.
En quelques secondes, le cadre est posé. Gros plan sur des mains ensanglantées, des bleus et le visage d’une jeune femme défigurée, la caméra recense en silence les stigmates laissés par la violence. D’un regard, la victime défie le public d’avoir le courage d’entendre ce qu’elle a à dire. Pendant deux heures, l’audience est enfermée avec trois inspecteurs de la brigade des mœurs de Marseille, chargés de recueillir les plaintes pour agressions sexuelles. Dans ces bureaux minuscules, les cas défilent, de la jeune rockeuse agressée lors d’un festival à la mère de famille victime de viols conjugaux. Personne ne connaîtra la résolution de l’enquête ou du procès ; ici, il s’agit de premières dépositions, de témoignages à l’état brut.
Alternant avec sobriété mais efficacité les champs-contrechamps pour filmer les dialogues, Sabrina Nouchi reste au plus proche des micro-portraits qu’elle dresse. « Puisqu’aucune histoire n’est plus importante qu’une autre », pour reprendre les mots de la réalisatrice, chaque séquence est traitée avec la même minutie, si bien qu’elle pourrait exister pour elle-même, indépendamment du film. Seule la présence des trois policiers permet de les mettre bout à bout (sans ajouter de liens inutiles), tout en offrant quelques belles scènes de rigolade entre collègues qui laissent au spectateur le temps de souffler.
À l’inverse de Polisse de Maïwenn (2011) qui dévoilait la vie intime des enquêteurs de la brigade des mineurs qu’elle suivait, Sabrina Nouchi a fait le choix de ne jamais montrer ses personnages en dehors de leur cadre de travail afin de ne pas détourner l’audience du véritable fil rouge du film que sont les violences sexuelles. Ça arrive les décline sous tous les angles, quitte à explorer des cas peu représentés dans l’histoire du cinéma (et dans l’histoire tout court) : viol commis par une femme sur un homme, par de jeunes collégiens sur une femme plus âgée, etc. En superposant la version des victimes et des agresseurs présumés, la réalisatrice montre toute la complexité cachée derrière la simplicité apparente de certaines affaires.
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Traduire les maux en mots
La grande force du film réside aussi dans ses dialogues. Grâce au travail effectué avec un ancien policier de la brigade des mœurs, les deux scénaristes (Sabrina Nouchi et Catherine Sorolla, qui joue également une des policières) s’attachent à retranscrire avec soin la procédure à suivre lors de ces dépositions et nous offrent un autre regard sur des questions maintes fois entendues (les fameuses « Que portiez-vous ? » ou encore « Vous aviez bu ? ») et qui dérangent. Une scène – la plus puissante du film certainement – retient notre attention.
« Vous étiez habillée comme ça ? » demande l’un des policiers, Anthony (interprété par Andrea Dolente, touchant dans le rôle du jeune flic investi) à une jeune femme agressée lors d’un festival de rock (campée par Julie Venturelli qui livre ici une performance sidérante). La victime s’offusque mais il poursuit : « Mademoiselle, c’est juste à titre informatif. C’est pour savoir si vous ne vous êtes pas changée entre-temps. Les vêtements que vous portiez le jour des faits vont être analysés, saisis. » La question décriée prend ainsi une tout autre tournure, elle relève non pas du jugement moralisateur mais de la pure procédure. Idem, quand il lui demande si elle a exprimé son refus clairement : il s’agit ici de construire le dossier qui l’aidera à se défendre au tribunal. Dans ce dialogue – qu’on vous laisse le soin de découvrir en allant voir le film – la différence de langage entre les individus est soulignée : quand l’une veut exprimer sa colère, l’autre est obligé de se cantonner aux faits quitte à blesser son interlocutrice.
Mais il serait réducteur de dire que Ça arrive défend la procédure qu’il dépeint. Tout du long, jusqu’à son climax, il ne cesse d’en montrer les limites avec des victimes revenant au poste après avoir perdu leur procès ou des femmes qui resteront figées face à la justice et incapables de porter plainte contre leurs agresseurs. Une fois le film terminé, il reste un goût amer, cette impression de se battre contre un mur, en pleine conscience, du sang sur les poings et les yeux grands ouverts.
ENORA ABRY
ÇA ARRIVE
Réalisé par Sabrina Nouchi
Avec Catherine Sorolla, Milo Chiarini, Andrea Dolente
Dans un commissariat du 1er arrondissement de Marseille, trois enquêteurs, deux hommes et une femme, font face aux récits des viols qui sont perpétrés quotidiennement dans la cité Phocéenne. Chaque jour, ils reçoivent des victimes de tout âge, genre et milieu social. Chaque jour, ils mettent leur professionnalisme au service de cette brigade haute en couleurs, où le drame côtoie l'humour, et la noirceur l'espoir.
En salles le 27 novembre 2024.