RENCONTRE AVEC KARINE DUSFOUR ET ZOÉ DE BUSSIERRE – « Nous voulions rendre hommage à Marie Trintignant et Krisztina Rády tout en retraçant la trajectoire de violence de Bertrand Cantat »

Marie Trintignant © Netflix

Avec Nicolas Lartigue et Anne-Sophie Jahn, elles ont réalisé pour Netflix la série documentaire De rockstar à tueur : le cas Cantat, qui revient sur la médiatisation du meurtre de l’actrice Marie Trintignant par le chanteur de Noir Désir en 2003. Ancrant leurs réflexions dans l’ère post-#MeToo, elles livrent un récit fort qui dénonce la misogynie médiatique ainsi que l’omerta autour de l’affaire qui a régné dans le milieu musical.

Avec ses deux millions de vues en France dans les trois jours après sa sortie sur Netflix, la série documentaire De rockstar à tueur : le cas Cantat a remis l’affaire du meurtre de Marie Trintignant sur le devant de la scène médiatique. Pour rappel : en juillet 2003, lors d’un tournage à Vilnius (Lituanie), l’actrice tombe dans le coma des suites des coups de son compagnon Bertrand Cantat, chanteur du groupe à succès Noir Désir. Elle meurt quelques jours plus tard, une fois rapatriée en France.

Au lieu de relancer le débat (meurtre ou accident ?) qui avait secoué la presse à l’époque, De rockstar à tueur retrace les faits avec précision afin d’analyser leur médiatisation et de montrer comment celle-ci a minimisé ce féminicide en le parant des termes bien plus complaisants de « crime passionnel ». Pointant la misogynie des médias – qui blâmait souvent la victime au lieu de l’auteur – tout en rappelant l’absence de réaction de la part de l’industrie musicale, la série documentaire propose de replacer l’affaire dans son contexte sociétal et de la relire avec les lunettes de l’ère post-#Metoo. De rockstar à tueur tire également le fil des événements pour les mettre en perspective avec le suicide de la femme de Bertrand Cantat, Krisztina Rády, en 2010 – avec pour objectif de reconstituer une partie de l’historique des violences d’un homme et d’enterrer la thèse d’un acte unique et accidentel.

Rencontre avec deux femmes qui ont travaillé sur la réalisation de ce projet de longue haleine : Karine Dusfour (réalisatrice de documentaires comme Qui ne dit mot ne consent pas ou Adeptes, de l’emprise à la déprise) et Zoé de Bussière (réalisatrice de documentaires et rédactrice en chef adjointe de Cash Investigation).


Comment avez-vous rejoint ce projet ?

Zoé de Bussière : Nous avons commencé le travail en 2021. L’idée vient de Patrice Lorton, un des producteurs de la série et directeur de l’agence CAPA. Il avait l’intuition que tout n’avait pas été raconté sur le meurtre de Marie Trintignant et sur la trajectoire de violence de Bertrand Cantat. Il voulait repenser cette affaire, ainsi que la mort de Krisztina Rády, avec nos mentalités contemporaines – puisque le traitement médiatique du début des années 2000 avait été complètement hors de propos. C’est cet angle qui m’a séduite et qui m’a donné envie de travailler sur la série, même si à l’époque encore, une partie de moi continuait de croire à l’« hypothèse du radiateur » [hypothèse, non retenue par la justice, selon laquelle la mort de Marie Trintignant serait accidentelle puisqu’elle serait tombée sur un radiateur à la suite d’une altercation avec Bertrand Cantat, ndlr]. C’est assez étrange, car je n’ai jamais été une fan de Noir Désir, mais j’ai été prise dans cette « mania » qui visait à le défendre. Je me souviens très bien de l’été 2003. Je préparais mes concours et tous les midis, avec mes parents, je regardais la télé pour savoir si Marie Trintignant était décédée.

Karine Dusfour : J’ai rejoint le projet juste après Zoé. Patrice Lorton me l’a pitché en disant « dernier crime passionnel, premier féminicide », ce qui m’a tout de suite intéressée. De plus, je connaissais très bien cette affaire, elle m’a beaucoup marquée. Quand c’est arrivé, cela a changé ma vision des violences conjugales. Avant je pensais que cela n’arrivait que dans des familles avec de gros problèmes… Cette affaire a fait valser ces stéréotypes. Alors, quand on m’a proposé de travailler sur la série, j’ai arrêté mes projets en cours pour m’y consacrer, car je voulais vraiment en faire partie.

Dans l’équipe, incluant Anne-Sophie Jahn et Nicolas Lartigue, nous nous sommes partagé les tâches. En ce qui nous concerne : Zoé a beaucoup travaillé sur l’arc se rapportant à Marie Trintignant et je me suis plus penchée sur Krisztina Rády, même si nous avons fait certaines interviews conjointement quand nous le pouvions.

Pourquoi parler de ce sujet maintenant ? Les faits datent de 2003 et le mouvement #MeToo – qui avait déjà relancé les débats autour de la mort de Marie Trintignant et sur la complaisance médiatique dont bénéficiait Bertrand Cantat – date de 2017.

ZB : C’est une question que je me suis posée dès 2021. Je me disais : « Mais le mouvement #MeToo date déjà de trois ans… » Mais toutes les vagues sont nécessaires et apportent de nouveaux éléments. D’ailleurs, quand je parlais du projet autour de moi, je ne compte pas le nombre de personnes qui m’ont répondu « Oh, ça va…elle s’est juste cognée contre un radiateur ». Puis, au fil des années, la part d’audience s’intéressant à ce type de sujets a bien grandi – la série documentaire a donc pu être massivement vue, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas si elle était sortie quelques années plus tôt.

KD : On me disait « Il ne faut pas remuer la merde. Il y a déjà tellement de souffrance ». Ou alors « C’est génial ce que vous faites, mais je ne peux pas parler ». De mon côté, je le faisais pour les enfants de Krisztina Rády, pour qu’ils aient une autre version que celle de leur père sur la mort de leur mère. Il faut se rendre compte de l’impact des féminicides : ils laissent des enfants qui vont grandir sans leur mère.

ZB : C’était très important de parler de Krisztina Rády, car elle a été invisibilisée jusque dans sa mort. Elle est décédée alors que j’étais jeune journaliste et je me souviens que cela m’avait ouvert les yeux : si je croyais encore à l’hypothèse d’un potentiel accident pour Marie Trintignant, j’ai tout de même pensé qu’il y avait un problème avec Bertrand Cantat.

Pour réaliser votre documentaire, qui s’axe sur la médiatisation de l’affaire, vous avez dû regarder un grand nombre d’émissions télévisées de l’époque dans lesquelles les intervenants blâmaient souvent Marie Trintignant (utilisant les termes « volage », « infidèle » ou encore « hystérique ») pour défendre Bertrand Cantat.

KD : Maintenant, ces mots-là nous heurtent, mais je n’étais pas du tout étonnée de les retrouver dans ces émissions. Ils ont été présents tellement longtemps… Aujourd’hui encore, il y a un mot que je ne supporte pas pour définir cette affaire – et qui est parfois encore utilisé – c’est celui de « tragédie », ou encore de « drame ».  Ce n’est pas une tragédie. Ce n’est pas un accident de voiture ou un tsunami. C’est le résultat de la violence d’un homme. Utiliser le terme « tragédie » dépolitise immédiatement ce qui est arrivé et lui enlève une partie de sa responsabilité.

L’une des premières à avoir fait ce travail, à savoir repenser la médiatisation de l’affaire Marie Trintignant, c’est Rose Lamy, via son Instagram @preparez_vous_pour_la_bagarre. Son tout premier post était sur la mort de Marie Trintignant, puis elle a retrouvé l’article de Libération de Jacques Lanzmann [dans lequel l’écrivain avance que l’actrice serait responsable de sa mort, car elle aurait poussé le chanteur à bout, ndlr]. Et elle a publié un article dans La Déferlante en 2022, qui requalifiait justement le meurtre de Marie Trintignant en féminicide. Elle est entrée en contact avec la chanteuse Lio aussi [qui, à l’époque déjà, avait pris la parole pour dénoncer le traitement complaisant de l’affaire et sa qualification de « crime passionnel » sur les plateaux télé, notamment celui de Thierry Ardisson, ndlr]. Toute cette relecture des faits a été faite par des féministes.

Kristina Rady © Netflix

Comment s’est passé le travail de recherche ? Vous montrez notamment des images d’un interrogatoire de Bertrand Cantat par un magistrat lituanien. Comment les avez-vous obtenues ?   

ZB : Des images de l’audition de Cantat avaient déjà été partiellement diffusées dans l’émission Enquête exclusive en 2019 [documentaire intitulé Affaire Bertrand Cantat : le documentaire inédit, diffusé le 24 novembre 2019 sur M6, ndlr]. Mais nous n’imaginions pas qu’il existait huit heures d’entretien. Nous avons retrouvé les cassettes en Lituanie auprès d’un contact qui les avait obtenus via des magistrats de l’époque. Je suis allé le rencontrer et il m’a montré les enregistrements que nous avons dû numériser.

Plus que de relire les archives et les rapports parfois crus, c’est vraiment en regardant les images de l’audition que j’ai eu la nausée. C’était insupportable de le voir se mettre dans une position de victime, ou en train de faire des blagues avec le policier assis derrière lui [sur les rushs, on peut voir Bertrand Cantat dire « La prochaine fois que ça m’arrive, je prendrai des notes » en réaction au magistrat qui lui demande de préciser ses actions, ndlr]. La séduction intellectuelle qu’il exerce sur eux m’a donné envie de vomir.

KD : Il coche toutes les cases : il ment, il minimise, il inverse la culpabilité. C’est un cas d’école de décryptage de la violence masculine. Ces images m’ont interpellée, car c’était la première fois que je voyais un homme s’expliquer – même si, bien évidemment, il n’admet pas vraiment sa violence.

Et en ce qui concerne les autres éléments ? Le message téléphonique laissé par Krisztina Rády à ses parents ou encore un rapport médical témoignant de violences subies par Krisztina alors qu’elle vivait avec Bertrand Cantat après sa sortie de prison (rapport qui n’est pas montré dans le documentaire mais dont témoigne une source anonyme)…  

KD : C’est l’enquête la plus dure que j’aie faite. Surtout à cause de l’omerta dans le milieu musical. Cela a été très long d’accumuler les sources. Le message de Krisztina à ses parents était facilement trouvable. Il était même disponible sur YouTube. Concernant le rapport médical qui ferait état de violences subies par Krisztina Rády un an avant sa mort, nous ne pouvons pas divulguer la source et nous n’avons pas pu mettre la main sur les écrits. Il semblerait que le rapport ait été détruit à la suite d’une restructuration de l’Institut médico-légal de Bordeaux, qui n’a pas numérisé ce type d’archives.  

ZB : Il est vrai que ce rapport n’avait été mentionné que par une source. Toutefois, il venait confirmer des propos tenus en off par d’autres. Par ailleurs, la personne qui témoigne anonymement n’avait aucun intérêt à le faire.

Vingt interviews rythment également ce documentaire avec des points de vue très différents. Il y a par exemple Lio qui affirme, comme elle le faisait à l’époque, la culpabilité de Cantat, puis il y a l’ancien directeur général d’Universal Music France, Pascal Nègre, qui déclare qu’en dehors de la musique, les faits ne l’intéressent pas…

ZB : Nous avons fait une quarantaine d’interviews, et il en reste une vingtaine dans le documentaire. Nous voulions que tous les points de vue coexistent – même si nous ne leur accordons pas la même valeur. Nous voulions montrer qu’aujourd’hui encore, des gens pensent que c’était un accident ou que ce n’est pas si grave et nient la culpabilité de Bertrand Cantat.

On peut aussi retenir le témoignage de Michelle Fines, reporter spécialisée dans les faits divers, qui avait couvert les événements à Vilnius et qui explique qu’à l’époque, elle aussi avait cru à l’« hypothèse du radiateur »…

ZB : Michelle Fines a été ma rédactrice en chef il y a une dizaine d’années quand je faisais partie de l’équipe de Complément d’enquête. En commençant à travailler sur De rockstar à tueur, j’ai vu qu’elle avait été très présente à la télévision à l’époque, alors je l’ai appelée. D’ailleurs, on constate qu’au tout départ, la télévision avait plutôt bien fait son travail en rapportant simplement les faits connus, sans éditorialiser les contenus. Puis, quand le rapport d’autopsie a été rendu public [révélant que l’actrice a été frappée 19 fois à la tête, ndlr], les débats ont commencé. Mais Michelle Fines avait gardé sa ligne et s’était saisie du rapport pour le faire connaître – ce qui n’a pas été le cas de toute la presse.

La rencontrer était très enrichissant, car elle avait des souvenirs très précis des événements. Puis, surtout après la mort de Krisztina Rády, elle a commencé à avoir une approche réflexive sur les faits. C’était une personne que nous voulions avoir comme fil rouge, en duo avec Anne-Sophie Jahn, dans notre documentaire.

Le titre « De rockstar à tueur » ou le montage parfois sensationnaliste du documentaire ont pu faire réagir.

ZB : Cela fait partie de l’écriture Netflix et nous en avions pleinement conscience. Mais il faut garder à l’esprit que grâce à Netflix, nous pouvons toucher un public jeune et large – ce qui était important pour nous.

Un autre élément peut surprendre dans la série documentaire : le terme « féminicide » n’est prononcé qu’une fois, à la fin du troisième épisode.

ZB : Les interlocuteurs que nous avons choisis sont des gens qui ont été touchés de près par ces affaires. Ils ont alors du mal à poser ce terme – utilisé de nos jours – pour parler de faits ayant eu lieu il y a vingt ans. Cependant, quand on écoute Richard Kolinka [ancien compagnon de Marie Trintignant et père de son premier enfant, Roman, ndlr], ce qu’il décrit est très clairement un féminicide.

Quels ont été les plus gros défis pour réaliser ce projet ?

ZB : En ce qui concerne la réalisation, cela a été de tisser le récit entre le passé et le présent. On se demandait : doit-on suivre un ordre chronologique ou non ? En ce qui concerne les interlocuteurs, il fallait trouver des gens qui n’avaient pas un propos général, mais qui avait un rapport personnel à l’affaire – sans compter les difficultés que nous avons eues à faire parler des personnalités du milieu musical.

KD : Nous avons énormément travaillé, c’est-à-dire que nous avons dû rencontrer, en tout, une centaine de personnes chacune pour construire notre série. Tout le monde avait une parole très verrouillée, alors nous cherchions les failles.

Il fallait aussi allier tous les récits que nous voulions raconter : rendre hommage à la mémoire de deux femmes, Marie Trintignant et Krisztina Rády, tout en retraçant la trajectoire d’un auteur de violence.

Quels retours avez-vous eus à la suite de la parution du documentaire ?

ZB : Dans ma famille, il y avait d’immenses fans de Noir Désir – et même ces personnes-là ont aimé le documentaire.

KD : Je suis parfois étonnée de la réaction de certaines personnalités de l’industrie musicale qui encensent le documentaire. C’est très bien, mais je me dis : « Vous aviez vraiment besoin de cela pour vous en rendre compte ? » Tout le monde savait, au moins partiellement, bien avant la sortie de notre série. C’est assez hypocrite, car ils prennent le documentaire comme prétexte pour réagir et prendre des mesures.

À votre avis, si un événement similaire arrivait aujourd’hui, à savoir, si une personnalité tuait sa compagne également célèbre, le traitement médiatique serait-il vraiment différent ? Sans comparer les faits reprochés, on peut penser à la médiatisation du procès entre Johnny Depp et Amber Heard durant lequel cette dernière a été largement moquée et décrédibilisée dans la presse et sur les réseaux sociaux…

ZB : Le procès entre Johnny Depp et Amber Heard était en 2022, et je pense que s’il avait lieu aujourd’hui, le traitement serait déjà différent. On fait des petits pas en avant. Pour répondre plus spécifiquement à la question : je pense que les voix contraires (ceux qui défendent la victime et ceux qui défendent l’agresseur) seraient toutes les deux très fortes et très présentes sur la scène médiatique. Il y aurait beaucoup plus de gens pour défendre la victime, contrairement à l’époque de l’affaire Cantat où les discours pointaient du doigt les possibles défauts de Marie Trintignant pour minimiser les actes du chanteur de Noir Désir. Mais à l’inverse, aujourd’hui, les voix « putrides » auraient aussi leur bonne part avec des paroles très virulentes. On peut le voir, avec la grande présence des réseaux masculinistes sur X ou sur les plateformes de podcasts.

KD : De manière générale, la société française progresse malgré le backlash. Elle comprend de mieux en mieux les mécanismes du patriarcat. Les réactions à notre série documentaire le prouvent.

Propos recueillis par Enora Abry

Précédent
Précédent

CHRONIQUE DU MATRIMOINE #5 : L’Amie de Margarethe von Trotta

Suivant
Suivant

LES ARÈNES – Camille Perton