RENCONTRE AVEC HIND MEDDEB - « Ce que j’ai vu au Soudan, c’est une révolution faite par des femmes et par des poètes »
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Dans Soudan, souviens-toi, la cinéaste Hind Meddeb plonge au cœur d’une révolution aussi poétique que politique. Elle capture l’élan d’une jeunesse soudanaise qui se soulève contre 30 ans de dictature, en quête de démocratie, portée par la parole des femmes et la puissance des vers. En filmant l’espoir, et la douleur d’un peuple en lutte, Hind Meddeb rend hommage à ces voix et transforme son geste documentaire en acte de mémoire.
Hind, comment est entré le cinéma dans ta vie ?
Depuis toute petite, ce qui me révolte, c’est l’injustice. Chaque fois que je voyais une situation injuste – la pauvreté, la violence policière, la corruption, les inégalités de classe – j’avais envie de réagir, de faire quelque chose. C’est cette révolte qui m’a donné envie de prendre une caméra. J’ai grandi dans un environnement très politisé. Mon père (l’écrivain et poète Abdelwahab Meddeb, ndlr) avait beaucoup d’amis qui ont été emprisonnés en Tunisie pour leur engagement politique, sous Bourguiba et Ben Ali. Certains ont été torturés, d’autres ont passé dix ou quinze ans en prison. Quand ils sortaient, ce n’étaient plus les mêmes personnes. J’ai encore en tête ces moments où mon père disait : “On va aller le voir, il sort de prison, il faut être délicat.” Ces souvenirs-là m’ont profondément marquée.
Il y a aussi eu les années noires en Algérie. J’étais petite, mais je me souviens très bien de la violence qui s’abattait sur les intellectuels et les artistes. Des amis proches de mon père ont été assassinés, comme Abdelkader Alloula ou Tahar Djaout. J’ai grandi avec ça.
À 15 ans, j’ai demandé une caméra à mes parents. J’en ai eu une, et j’ai commencé à tourner plein de petits courts-métrages. C’était instinctif : j’avais besoin de raconter ce que je voyais, ce que je ressentais. Pour moi, le cinéma est devenu un moyen de dénoncer, de témoigner, de contribuer à changer les choses à ma manière.
Je parle beaucoup avec les gens dans la rue, je m’arrête, j’écoute, j’observe. C’est ce lien avec les autres qui nourrit mes films. Ma mère se moque gentiment de moi : elle dit que tous mes films se passent dans des bidonvilles. Et c’est un peu vrai. Mon premier film, De Casa au paradis, parle des attentats du 16 mai à Casablanca, et j’ai tourné dans le bidonville de Sidi Moumen. Ensuite, j’ai filmé dans les bidonvilles du Caire pour Electro-Chaabi, et plus tard dans les campements de rue à Paris pour Paris-Stalingrad. Mais au fond, c’est ma manière à moi de contribuer, de montrer des réalités qu’on préfère souvent ignorer. J’ai beaucoup d’empathie, et c’est ce qui me guide dans mon travail.
Quels films t’ont marquée ?
Je me souviens très bien du premier film que j’ai vu au cinéma, j’avais six ans : Le Roi et l’Oiseau. C’est mon père qui m’y a emmenée. Ce film m’a complètement fascinée. Encore aujourd’hui, je me rappelle des images, de l’ambiance, de l’émerveillement que j’ai ressenti en le découvrant. Ça a été une sorte de révélation.
Le deuxième film marquant, c’est Les Enfants du Paradis. C’est ma mère qui m’a emmenée le voir, j’avais dix ans. C’était au cinéma Ranelagh à Paris, celui qui pendant des décennies n’a projeté qu’un seul film : Les Enfants du Paradis. Je me souviens encore très clairement de la réplique d’Arletty : « Paris est tout petit pour des gens qui s’aiment d’un si grand amour. » Ce film m’a bouleversée, c’était comme un Paris rêvé, le Paris où j’aurais aimé vivre. C’est resté gravé.
Un troisième choc cinématographique, c’est Bouge pas, meurs, ressuscite, un film russe de Vitali Kanevskique que j’ai vu à douze ans, encore une fois avec mon père. C’est un film magnifique, très dur, sur des enfants des rues. Je me souviens de l’affiche, des visages, de l’émotion intense. J’étais sortie de là complètement bouleversée. C’est un chef-d’œuvre, ce film.
Mon père, vraiment, a eu un rôle déterminant. Il était obsédé par le cinéma, et il m’a tout fait voir. J’ai découvert Tarkovski très jeune grâce à lui – peut-être trop jeune d’ailleurs ! Il m’a emmenée voir Solaris quand j’étais en sixième, et j’ai fait des cauchemars pendant des jours. Mais en même temps, ce sont des expériences fondatrices. Après Solaris, il m’a emmenée voir Andrei Roublev, L’Enfance d’Ivan… Il y avait une rétrospective Tarkovski à ce moment-là, et comme c’était son cinéaste préféré, il ne voulait rien rater.
Assez vite, j’ai commencé à piocher dans sa bibliothèque, et j’ai découvert Le Temps scellé, le livre de Tarkovski. Ce texte m’a énormément marquée aussi. Tarkovski y dit que le cinéma est la réunion de tous les arts – théâtre, peinture, musique, littérature, tout. Je trouve ça incroyable. Et je pense que c’est cette idée-là, que le cinéma peut tout contenir, tout exprimer, qui m’a profondément influencée.
Qu’est-ce qui t’a amenée à réaliser Soudan, souviens-toi ? Est-ce un projet né spontanément sur le terrain ou préparé en amont ?
Les deux. Soudan, souviens-toi n’aurait jamais existé si je n’avais pas d’abord réalisé Paris-Stalingrad. Ce film-là est né de manière très spontanée aussi. J’habitais dans le 10e arrondissement de Paris, et en 2016, j’ai été témoin de violences policières extrêmement brutales contre les réfugiés. Il y avait des milliers de personnes qui dormaient dehors, dans des campements improvisés. Ils essayaient juste de prendre rendez-vous pour demander l’asile. Et la police venait tous les deux ou trois jours pour démanteler les campements, souvent avec une violence terrible : ils détruisaient tout, frappaient les gens. À l’époque, la préfecture de police de Paris a été condamnée 36 fois pour entrave au droit d’asile. C’est-à-dire que l’État empêchait volontairement les gens d’exercer un droit fondamental.
Ça m’a profondément choquée. J’ai vu, concrètement, un État bafouer le droit. Et moi, au début, j’étais là pour aider : je faisais la cuisine, on organisait des distributions de repas, j’accueillais des gens chez moi, je traduisais des dossiers pour les demandes d’asile, parce que je parle arabe. Et puis j’ai commencé à filmer. C’est là que j’ai rencontré le personnage principal de Paris-Stalingrad, un jeune poète soudanais de 17 ans. C’est son regard sur Paris qu’on suit dans le film. Et en parallèle, je me suis aussi liée d’amitié avec d’autres réfugiés soudanais, qui n’apparaissent pas à l’écran mais qui ont été très importants pour moi. Beaucoup étaient des activistes politiques dans leur pays.
Quand Paris-Stalingrad s’est terminé, une révolution a éclaté au Soudan, en 2019. Mes amis suivaient tout ça sur les réseaux sociaux. Quand Omar El-Béchir est tombé, ils m’ont dit : « Il faut que tu y ailles. » D’abord parce qu'ils ne pouvaient pas y retourner, et ensuite parce qu’ils voulaient que je leur ramène des images de leur révolution. Ils m’ont dit aussi : « Tu nous as filmés dans la galère à Paris, maintenant, il faut que tu voies d’où on vient. » Et ils m’ont vraiment aidée : ils m’ont donné des contacts, des numéros de téléphone… J’ai demandé un visa, et je suis partie. Un aller simple. Je ne savais pas combien de temps j’allais rester. Au départ, je pensais faire des repérages – finalement, c’était déjà le tournage.
Je suis arrivée au Soudan le 16 mai 2019, un mois après la chute d’Omar El-Béchir. Quinze jours plus tard, il y a eu le massacre du 3 juin. Ce jour-là, tout a basculé. Le tournage a été interrompu, on s’est tous perdus de vue, certains ont vu leur téléphone détruit, et j’ai mis des mois à retrouver les personnes avec qui j’avais commencé à filmer. Il a fallu enquêter, retourner dans les quartiers, recoller les morceaux.
C’est à partir de ce moment-là que j’ai su que j’irais jusqu’au bout. J’ai fait cinq voyages au total, entre 2019 et 2023. J’y suis retournée en septembre 2019, juste après la signature de l’accord entre les civils et les militaires. Puis en janvier 2020. Ensuite, il y a eu le Covid, les frontières ont été fermées, mais j’ai réussi à y retourner en novembre 2020. Et j’étais à Khartoum pendant le coup d’État militaire d’octobre 2021. J’y suis allée encore une fois en 2022. Et puis, au moment où je prévoyais un nouveau voyage, la guerre a éclaté. Voilà, Soudan, souviens-toi, c’est quatre ans de ma vie, cinq voyages, et une promesse faite à des amis exilés : celle de raconter leur histoire, depuis le début.
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En avril 2019, après 30 ans de dictature, c’est la chute d’Omar El-Béchir. Tu filmes la jeunesse soudanaise unie, en plein sit-in, pleine d’espoir et rêvant de démocratie. Qu’as tu ressenti en vivant ce moment ?
Franchement, je ne m’y attendais pas. Je ne pensais pas vivre un moment pareil. Je suis arrivée au Soudan sans idée préconçue, comme un spectateur qui découvre le film au fur et à mesure. D’ailleurs, Soudan, souviens-toi, c’est exactement ça : le récit du voyage que j’ai fait, que je partage avec le spectateur. Je filme avec mes émotions, avec le cœur, et tout ce que je montre, je le ressens profondément.
Ce qui m’a tout de suite bouleversée, c’est la force, la liberté, et la lucidité de cette jeunesse soudanaise. Leur courage. Leur intelligence politique. J’étais littéralement en admiration. Et ce qui m’a le plus frappée, c’est leurs slogans contre l’islam politique, leur revendication d’un État civil, la madaniya. Ce mot vient de madani, qui veut dire “citoyen” en arabe, et la madaniya, c’est le rêve de mon père.
Mon père a toujours rejeté les régimes islamistes. Pour lui, la religion devait rester dans la sphère privée. Chacun devait être libre de croire ou de ne pas croire, de vivre comme il l’entend. Et quand je suis arrivée à Khartoum, j’ai vu ça dans les slogans, dans les visages, dans les aspirations. Ce rêve-là – celui de la madaniya, d’une société libre, égalitaire, débarrassée de l’emprise religieuse – c’était le leur. Et c’est aussi le mien. C’est pour ça que je dis dans le film que j’ai vu au Soudan l’avenir de mes pays.
Parce que pour moi, ce que vit le Soudan, c’est un espoir immense pour le monde arabe, pour le monde musulman en général. Un espoir de démocratie, de liberté, de laïcité. Et ce rêve est menacé, partout, par l’obsession identitaire. Toute obsession identitaire mène au fascisme, à la répression, à la discrimination.
Omar El-Béchir a utilisé cette obsession pour diviser : il a opposé les tribus arabes aux tribus africaines. C’est ce qui lui a permis de justifier les massacres au Darfour, au Nil Bleu, au Kordofan. Cette instrumentalisation de l’identité, on la retrouve partout. Et ce que j’ai vu au Soudan, ce que cette jeunesse portait, c’était exactement l’inverse : un rêve d’égalité, de coexistence, de justice.
Est-ce que tu as choisi dès le départ de filmer uniquement du point de vue des révolutionnaires ?
Oui, c’était un choix très clair dès le départ de filmer du point de vue des révolutionnaires. En fait, la raison même pour laquelle je suis partie de Paris, c’est parce que mes amis soudanais étaient eux-mêmes des révolutionnaires. Ils avaient tenté de renverser Omar el-Béchir dès 2013. Certains ont été arrêtés, torturés, forcés à l’exil à cause de leur engagement politique. Et quand je suis partie au Soudan, c’était pour retrouver leurs amis, pour comprendre ce qu’ils avaient vécu, ce qu’ils continuaient à défendre. Je n’étais pas neutre. Mon point de vue était déjà engagé, du côté de celles et ceux qui rêvaient de liberté et de justice.
As-tu eu envie d’abandonner à certains moments, notamment face à l’instabilité du pays et au danger ?
J’ai voyagé au Soudan entre 2019 et 2023, à travers cinq séjours, dans des contextes très différents. Il y a eu des moments d’espoir, notamment pendant la période de transition, entre septembre 2019 et fin 2020. C’était une période plus douce : on sentait de la liberté, une respiration. Les gens avaient de l’espoir. Mais tout a changé en octobre 2021, lors du coup d’État militaire. Là, c’est devenu très dangereux. On était suivis, les manifestations étaient réprimées dans le sang. Ils tiraient à balles réelles. Il y avait des milices partout, des barricades, la peur était constante. J’ai eu très peur.
Dans le film, je le dis : j’avais peur. Mais malgré ça, jamais je n’ai voulu arrêter. Au contraire. À partir du moment où il y a eu le massacre du 3 juin 2019, ma détermination s’est renforcée. Ce massacre a été planifié dans la dernière nuit du ramadan, juste avant l’Aïd, un moment sacré, intime, familial – comme un 24 décembre pour les chrétiens. Ils ont choisi cette date sciemment : beaucoup d’enfants de bonnes familles et des miliciens étaient rentrés chez eux pour l’Aïd. Ceux qui restaient sur le sit-in, c’étaient les pauvres, les déplacés, ceux venus des régions. Ils ont tué ceux qu’ils pouvaient tuer sans conséquences. C’est une atrocité.
Ce genre d’injustice me rend folle. C’est précisément ce qui me pousse à faire des films. Alors non, je n’ai jamais pensé abandonner. Même quand c’était dangereux, je voulais rester à leurs côtés. Je suis allée avec eux en manif, malgré la peur, malgré le fait que je n’avais ni leur expérience ni leurs réflexes. J’ai eu beaucoup de chance. Parfois, je quittais un endroit cinq minutes avant que ça dégénère. J’ai été arrêtée plusieurs fois par des militaires, mais j’avais mon passeport tunisien – sur les conseils de mes amis soudanais – et c’est ce passeport qui m’a protégée à plusieurs reprises. J’ai eu de la chance, mais j’étais prête à rester. Parce que pour moi, ce film devait exister.
Soudan, souviens-toi est un documentaire puissant qui met notamment en lumière le rôle central des femmes au cœur de la révolution soudanaise, dans leur quête de liberté.
Les femmes sont celles qui ont le plus souffert de la dictature religieuse. Elles étaient soumises à la tutelle de leur père, de leur grand frère ou de leur mari. La police des mœurs pouvait à tout moment les arrêter pour vérifier leur tenue vestimentaire et les condamner à des coups de fouet. Le voile était obligatoire, le pantalon interdit. Alors même que le Soudan a une tradition féministe très ancienne.
Dès les premières manifestations, les femmes vont descendre par milliers dans la rue pour demander l’égalité des droits. En tête de cortège, certaines ramassent les bombes lacrymogènes et les renvoient sur les militaires. Leur courage, les Soudanais l’ont salué en les surnommant « Kandaka », du nom de ces reines nubiennes, bâtisseuses de pyramides, dont l’une d’elles repoussa les troupes de l’Empereur Auguste.
Peu de gens savent qu’il y a eu une civilisation pharaonique au Soudan qui a perduré jusqu’au 4ème siècle de notre ère, le Royaume de Kouch, avec ses 200 pyramides (plus qu’en Egypte !), ses pharaons noirs et sa société matriarcale. La silhouette de la Kandaka (Reine Candace) se reconnaît à la manière dont elle se drape d’un long voile fluide qui laisse entrevoir ses cheveux et ses grandes boucles d’oreilles en forme de lune. Autre figure féminine récurrente, Azza. Célébrée dans nombre de poèmes, j’ai cherché à comprendre qui elle était. « Azza, c’est l’autre nom du Soudan » m’a-t-on répondu. C’est une manière poétique de désigner la patrie bien aimée, « Azza » en arabe voulant dire « cher à mon coeur ». Mais Azza est aussi un personnage historique, épouse d’un nationaliste soudanais emprisonné par les Anglais dans les années vingt. Défiant l’autorité coloniale, elle allait réciter de la poésie sous les fenêtres de la prison. Personne ne l’a oubliée.
En cheminant avec Shajane et Maha, je voulais que l’on saisisse ce qui se joue pour cette nouvelle génération en quête de liberté. Quand j’arrive sur le sit-in à Khartoum, ce qui me frappe, c’est la mixité et l’absence de harcèlement des femmes, d’ailleurs, elles sont omniprésentes. Musiciennes, peintres, poètes, militantes féministes, médecins, enseignantes, étudiantes ; elles montaient sur scène pour les concerts et les débats politiques, étaient impliquées dans l’organisation de la vie sur le sit-in. Certaines, comme Maha, ont fait la marche du 6 avril, et puis, elles ne sont plus rentrées chez elles, vivant pleinement les 57 jours du sit-in. C’était la première fois qu’elles s’affranchissaient du joug familial. L’expérience révolutionnaire les avait poussées à prendre leur liberté, à vivre pour elles-mêmes. Même si c’était une situation exceptionnelle qui n’était pas destinée à durer, cela avait créé un précédent. Cette présence des femmes, ce n’est pas une construction du film, un effet d’écriture ou ma projection. Il y a quelque chose de comparable avec l’Iran, je crois.
Comment as-tu rencontré les femmes que tu filmes, comme Maha ou Shajan ?
La plupart des femmes que je filme dans Soudan, souviens-toi, je les ai rencontrées de manière totalement spontanée, sur le terrain. Je tournais seule, je me baladais avec ma caméra, et les rencontres se faisaient au gré des hasards, des discussions, des moments partagés. C’est une manière de filmer qui m’est naturelle, très directe.
Shajan, c’est la seule exception. C’est la seule que je n’ai pas rencontrée par hasard. Elle était déjà très célèbre au moment du sit-in. Chaque matin, elle venait avec un message poétique qu’elle lisait ou récitait sur place, et ça devenait viral sur les réseaux sociaux. Les gens l’adoraient, elle était connue dans tout le Soudan. C’est la seule personnalité publique du film.
Avant même que je parte au Soudan, mes amis soudanais ici à Paris m’avaient parlé d’elle. L’un d’entre eux en particulier, m’avait dit : « Il y a une personne que tu ne dois surtout pas rater, c’est Shajan. » Il a demandé à ses amis de Khartoum, a récupéré son numéro. Quand je suis arrivée sur place, je lui ai écrit et elle m’a répondu tout de suite. On s’est donné rendez-vous sur le sit-in, et la rencontre s’est faite comme ça.
Quand on découvre le film, on a d’abord l’impression d’une révolution faite par des femmes et par des poètes.
Je dirais que la première particularité de cette révolution est la poésie. Déjà à Paris, cela m’avait frappé, la place que les Soudanais accordent à la poésie. Elle était très présente sur les campements. En arrivant à Khartoum, je découvre que la poésie est partout : dans les conversations, les manifestations, sur les murs. Il est commun qu’une discussion politique tourne à la joute poétique. Les poètes accompagnent chaque étape de la révolution, ils composent des « poèmes-épopées » qui s’écrivent au fur et à mesure que l’histoire se fait.
Ces poèmes, avant de savoir qui en étaient les auteurs, je les ai d’abord entendus dans la voix des révolutionnaires, en manifestation ou simplement dans la rue quand la jeunesse se rassemblait sur la place d’Athènes, au centre de Khartoum. Ils s’appellent Mostafa Sid Ahmad, Mahjoub Sharif, El Fitory, Hommeid, Azhari, ils ont passé une partie de leur vie en prison, d’autres ont été forcés à l’exil. Leurs écrits se transmettent d’une génération à l’autre. Leurs mots deviennent ensuite de puissants slogans politiques, comme « La balle ne tue pas, c’est le silence qui tue ».
Le titre Soudan, souviens-toi évoque l’acte de mémoire, à qui s’adresse ce souviens-toi ?
Le titre s'adresse à plusieurs choses et à plusieurs personnes. Tout d'abord, il s'adresse à la mémoire collective du peuple soudanais. Il est une invitation à se souvenir de ce moment crucial de l’histoire du Soudan, entre 2019 et 2023, cette période de lutte pour la liberté, d'espoir et de souffrance. C’est un acte de mémoire pour que les révolutions et les violences qui se sont déroulées ne soient pas oubliées. Mais, c'est aussi un appel plus intime à ceux qui ont vécu cette période, un souvenir personnel. Comme si le film était là pour fixer ce temps qui, une fois passé, ne reviendra jamais, mais qui reste capturé dans le film, comme un témoignage de ce qui s’est passé.
Le titre fait aussi écho à une idée que j’évoque dans le film : la mémoire est comme un temps scellé. Le cinéma, c’est un peu ça aussi, une sorte de scellé du temps. Quand je pense à Le Temps scellé de Tarkovski, je trouve que c’est pareil pour un film. Il capte un moment précis, une réalité qui, une fois filmée, appartient au passé mais reste là, fixée. Dans Soudan, souviens-toi, il y a cette idée que le film est comme un petit morceau de ce temps particulier, un souvenir figé dans le mouvement de l’histoire. Ce qui est capturé dans le film ne reviendra jamais, mais le film porte ce souvenir pour nous, pour le Soudan et pour le monde.
Pour finir, y -a -t-il une réalisatrice qui t’ inspire ?
Oui, Yolande Zauberman, vraiment. Elle est extraordinaire. Ce qu’elle raconte, c’est du pur cinéma. Elle a une manière très particulière de filmer, d’entrer dans des mondes fermés, avec une justesse, une sensibilité, une puissance rare. Elle a d’ailleurs reçu le César du meilleur documentaire pour son film M, qui m’a profondément marquée. M, c’est un film sur la pédophilie dans les milieux ultra-religieux, ultra-orthodoxes, en Israël, à Haïfa. Ce qui me bouleverse, c’est que ce film était presque impossible à tourner. Et pourtant, elle y arrive. Elle entre dans l’indicible. Elle filme des choses que personne ne pourrait capter. C’est ça, la puissance de Yolande Zauberman. Elle a un truc presque magique. Elle impose une confiance, une présence, une force. À chaque interview qu’elle donne, je suis impressionnée.
Propos recueillis par Sarah Dulac Mazinani