RENCONTRE AVEC CHARLOTTE DEVILLERS – « Ces trois mots, “On vous croit”, valident une écoute et permettent de se reconstruire un petit peu »
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Déjà lauréat de nombreux prix en festival, dont un à la Berlinale 2025 (sélection Perspectives, Mention spéciale du jury), On vous croit, de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys, nous plonge quelques heures en immersion dans la vie d’une famille fracturée par l’inceste et le viol commis par le père et ex-conjoint. Le duo filme avec clarté, justesse et retenue la peur et l’indignation d’une mère face au traitement judiciaire dont fait l’objet son fils. Si le film adopte le point de vue de cette protagoniste fébrile, c’est bien à la voix, trop de fois passée sous silence, des enfants qu’il veut rendre hommage. Rencontre.
J'ai lu que votre film s'inspirait de votre expérience personnelle, mais aussi qu’il était très lié à votre profession d'infirmière. Comment, en tant qu'infirmière, vous vient l'écriture d'un scénario ?
Dans mon parcours, j'ai fait pas mal de théâtre quand j'étais plus jeune. Ensuite, j'ai commencé à écrire des courts-métrages, notamment contre le racisme, il y a plus de vingt-six ans maintenant. J’ai écrit dans un recueil collectif supervisé par Danielle Mitterrand qui s'appelait Sans l'autre, t’es rien : 20 regards sur le racisme au quotidien. Gisèle Halimi a préfacé mon texte. J’ai compris et réalisé bien plus tard qui était vraiment Gisèle Halimi et l’importance de son geste. Je viens d'une famille sénégalaise, j'ai des frères et sœurs sénégalais, tout cela faisait partie de ma vie, donc c'était très touchant. Sa note était vraiment jolie. Elle avait écrit des choses très positives, avec cette citation : « L’histoire racontée dans “Massalia” de Charlotte Devillers ressemble tout bonnement à un échange de spécialités culinaires de divers pays. En réalité, comme pour le baiser de Cyrano, elle livre aux peuples une recette. “Une façon d’un peu se respirer le cœur, et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme”... » (citation envoyée post-entretien par la réalisatrice, NDLR).
Ensuite, j'ai été éducatrice pour jeunes enfants, et, après avoir travaillé dans des haltes-jeux et des crèches, j’ai pu développer mon outil premier : l'observation. Un outil que j'ai retrouvé dans mon travail d'infirmière et aujourd'hui dans mon travail de réalisatrice et scénariste. Observer le monde qui nous entoure m'a toujours vraiment intéressée. C'étaient toutes ces choses-là qui faisaient partie de ma vie en tant que femme, en tant que mère. Je ne me définis pas forcément comme une infirmière, une éducatrice, une femme, une réalisatrice ou une scénariste, mais c'est tout cela qui fait la personne que je suis. Malheureusement, j’ai été amenée à rencontrer la problématique de l'inceste, dans mon parcours de mère et de mère protectrice.
À quel moment ce parcours de vie et ce témoignage deviennent-ils un objet de fiction? Comment arrivez-vous à prendre ce récit et choisissez-vous de l'exposer au grand public?
J'avoue que des fois, je ne sais pas. La raison que je trouve aujourd'hui, c'est de me dire qu'il n'y a pas eu de jugement. On n'a pas de réponse juridique. Cela a été sans doute pour moi une façon d'avoir une réponse, de poser aussi des choses pour mes enfants, que ce soit quelque chose de réel. C’était quelque chose d'important pour moi et cela l'est pour eux aussi. Aujourd’hui, la situation est plus posée et ça va beaucoup mieux. Puis ça date aussi un petit peu. Je ne l'aurais pas fait au bout d'un an de procédure, évidemment.
Lorsque j'ai rencontré les autres victimes, notamment lors de rassemblements de la Civiise (Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), je me suis dit, en fait, c'est mon histoire. Mais quelque part, c'est l'histoire de tellement de mamans. Les réactions face au film vont d’ailleurs dans ce sens. L’autre jour, lors d’une projection, une femme s’est levée en criant « C’est mon histoire ». Elle était bouleversée et je me suis dit « Waouh », il y a une vraie caisse de résonance. Le film a du sens. Quand on regarde les chiffres de victimes d’inceste, c’est très violent, mais c’est la réalité : c'est 160 000 enfants, c'est 3 enfants par classe, c'est un enfant toutes les 3 minutes.
Qu’aviez-vous profondément envie de représenter dans le film ?
Ce que j'avais vraiment envie de montrer dans ce film-là, c’était le parcours, l'essoufflement. Quand la mère arrive et que l'enfant est tout seul, il est déjà écrasé et elle-même n'en peut plus. Que s’est-il passé les quatre, cinq dernières années avant d'arriver là ? On a tout de suite demandé à Myriem Akheddiou, qui joue le rôle principal d’Alice, d'être à fond. Elle devait être très haut dans la tension dès la première scène. Elle nous a dit : « Si on commence déjà haut, où allez-vous m'emmener ? » Trouver un moyen de garder ce fil, de conserver cette tension, c’était notre défi.
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Vous faites le choix d’un procédé fort de mise en scène. La quasi-totalité du film est pensée comme un plan séquence, qui rend le récit implacable et immersif. Comment ce type de mise en scène s'est-il imposé à vous ?
Ce que nous voulions (avec le coréalisateur Arnaud Dufeys), c'était de laisser la place au jeu, de laisser la place au maximum à une forme de véracité par rapport à cette situation. Se concentrer sur le jour précis où la mère a une chance de défendre la parole de son fils. Nous voulions qu'elle puisse être dans cette tension-là, un peu comme un thriller en réalité, et, pour cela, nous nous sommes dit que nous allions travailler avec de vrais avocats. À un moment donné, même si c'est complexe, il va falloir faire alliance avec eux – et une bonne alliance, que ce soit avec les avocats de la défense ou les parties adverses. Il faut que les choses bougent à tous les endroits, et si on est ensemble, alors on va pouvoir y arriver. Il fallait vraiment travailler avec eux et laisser des endroits aux uns et aux autres, aux comédiens et aux avocats, dans lesquels ils se sentent à l’aise. Les comédiens savent jouer, les avocats, eux, ont l'habitude de plaider, donc ils se sentaient à l’aise. On ne voulait pas les mettre en difficulté ; ce ne sont pas des comédiens, même s'ils sont extraordinaires dans le film.
Nous étions très attentifs à ce que tout le monde soit dans une configuration la plus sécure possible sur le plateau ; ensuite, nous avons déployé cette audience pour la tourner en plan séquence. La première journée, nous l’avons fait deux ou trois fois, ensuite, les jours d’après, on a réajusté les choses, en procédant plutôt par séquence. La dernière journée, nous avons juste repris des petits pick-up, des choses qui nous manquaient, pour garder cette longueur au niveau du montage. On demandait d'ailleurs au monteur, Nicolas Bier, qu’il en garde le plus possible. On voulait avoir des temps de jeux extrêmement longs, même s'il y a des loupés, même si ça bafouille un peu. Nous voulions cette réalité.
Avez-vous fait un gros travail de répétition avant le tournage ?
Non, ils avaient tous le texte. Les acteurs ont appris le texte au mot près ; les avocats, eux, avaient le texte et l'ont retravaillé comme s'ils allaient travailler une affaire. Avec leur technique, aux uns et aux autres, ils ont joué comme s'ils plaidaient vraiment. Du coup, Myriem (Akheddiou) et Laurent (Capelluto), qui jouent les parents et ex-conjoints, ne savaient pas exactement ce qui allait arriver. C'était très intéressant et cela ajoutait de la tension au fur et à mesure de la séquence.
Comment avez-vous abordé le travail et le sujet avec vos deux jeunes comédien·nes ? Avec Ulysse Goffin, par exemple ?
C’était le premier film d’Ulysse (Goffin), qui joue le rôle d’Étienne, il a fallu prendre le temps de l’accompagner. C'était un peu plus délicat, on a dû trancher la question de savoir si on devait tout dévoiler ou non. Était-ce à nous de lui parler ou ses parents ? Pour moi, il était clair qu’il ne pourrait pas faire le projet sans tout comprendre. J’ai pensé aux paroles très justes du juge Édouard Durand (magistrat français spécialiste de la protection de l'enfance, des violences conjugales et des violences faites aux enfants) qui dit : « Les enfants sont des gens sérieux ». Il fallait donc le prendre au sérieux. D’ailleurs, c’est Ulysse qui est venu vers nous en répétition et nous a demandé d’éclaircir les choses. Avec l’accord de ses parents, on lui a expliqué de manière simple et claire les thématiques du films que sont l’inceste et le violences sexuelles pédocriminelles. Il a tout de suite compris. On voit bien qu’avec des outils simples et adaptés, comme les livre illustrés de Mai Lan Chapiron (C'est MON corps! et Interdit de me faire mal), on peut discuter avec les enfants et mettre des mots justes sur leurs expériences. Il faut surtout recevoir et écouter leur parole, c’est très important.
Et avec Adèle Pinckaers ?
Adèle (Pinckaers) qui joue Lila avait déjà joué dans deux ou trois films. Elle est plus âgée et complètement investie dans ces questions-là, donc c’était plus simple. D’ailleurs, on voit bien que la jeunesse d'aujourd'hui prend une grande part dans toutes ces luttes. Elle était très engagée et elle aime beaucoup accompagner le film. Honnêtement, c'est mon personnage préféré. Évidemment, la mère est extraordinaire, mais je trouve que l'on regarde tellement peu les frères et sœurs qui accompagnent. Pour moi, c'est vraiment un personnage essentiel, plein de colère, mais plein d'espoir aussi.
On parlait de la justice et de la représentation des avocats et du système qui est plutôt défaillant. Comment avez-vous fait avec votre coréalisateur (Arnaud Dufeys) et votre équipe pour travailler autour de cela, pour que tout le monde soit inclus? Fallait-il une validation de leur part pour tourner dans un tribunal ? Avaient-ils un regard sur le scénario?
Nous n’avons pas tourné dans un tribunal, c'est un espace un peu style coworking, à Bruxelles. Un grand espace, un plateau très vide, que nous avons eu même pas deux semaines avant le début du tournage. Ce qui fait que tout le monde connaissait le lieu, et que nous avions vraiment un lieu sécure, avec de la moquette, c'était tout doux pour tout le monde. Il faut savoir que, quand on sait qu’une personne sur dix est victime d'inceste, clairement, dans une équipe, il y avait des victimes. Dans cette équipe, il était donc très important pour nous de prendre cela en compte. Il y en a qui ont parlé au fur et à mesure, pas forcément tout de suite, mais qui ont fait le choix de travailler aussi sur cette thématique-là, parce que ce sont des gens engagés. On était tous engagés de la même façon. Pour l’aspect juridique, nous avons beaucoup travaillé avec la Civiise, nous avons pu rencontrer le juge Édouard Durand et échangé longuement avec lui. Une avocate a également soutenu et relu le scénario. Nous avons aussi fait appel à un juge de Charleroi, puisque ce n'est pas exactement les mêmes termes en Belgique.
Vous étiez très bien accompagnée au niveau de la vraisemblance juridique ?
Oui ! Ma hantise, c'était vraiment de passer à côté. J'avoue que lorsque le juge Édouard Durand a vu le film et qu'il a prononcé ces mots très justes lors de sa prise de parole au Festival du film de Montreuil (où le film a remporté le Prix du public et le Prix du jury, NDLR) « Ce que je sais de source sûre, c'est que des personnes qui verront ce film et décideront de continuer à vivre en se disant “Quelqu'un m'a compris, quelqu'un est capable de comprendre ma souffrance”. Elles s'identifieront au petit garçon du film, à sa sœur ou sa mère, et elles cesseront de se sentir le fou de la partie. Ce film remet les choses à leur juste place… Merci pour ce film, car il est important de sauver des vies.. », j'étais soulagée et je me suis dit qu’on avait réussi quelque chose.
Qu’espérez-vous de l'impact public de ce film-là dans les semaines et les mois à venir ?
Honnêtement, on ne pensait pas que cela allait avoir cette ampleur. Je n'ai pas envie de dire qu’on arrive au bon moment, mais beaucoup d’œuvres sortent, et on sent que les choses bougent. On arrive à un moment où notre combat peut être entendu. C'est très bien d'entendre les choses, mais il va falloir passer à l'action pour la protection des enfants et notamment pour la prise en compte de leur parole. Comment allons-nous réfléchir ensemble à ça ? Je pense que la formation est extrêmement importante. Si cela a aussi un impact sur la formation pour les éducateurs, pour les soignants, pour la justice, c'est extrêmement bien. Pour le public, nous avons vraiment voulu faire un film de cinéma. Ce qui me plaît, c'est de me dire que les personnes qui aiment le cinéma vont avoir accès à ces problématiques et se poser des questions, et les personnes touchées par ces problématiques vont avoir un beau film. Je trouve que c'est important d’offrir du beau aux gens, et encore plus aux victimes, parce qu'on a besoin d'apaisement. Cet apaisement vient du fait qu’on est enfin entendu. Ces trois mots, “On vous croit”, validenr une écoute et permettent de se reconstruire un petit peu.
Propos recueillis par Lisa Durand
On Vous Croit
Réalisé par Charlotte Devillers, Arnaud Dufeys
Avec Myriem Akheddiou, Laurent Capelluto, Natali Broods
Aujourd'hui, Alice se retrouve devant un juge et n'a pas le droit à l'erreur. Elle doit défendre ses enfants, dont la garde est remise en cause. Pourra-t-elle les protéger de leur père avant qu'il ne soit trop tard ?
En salles le 12 novembre