RENCONTRE AVEC CAMILLE PERTON - « Le football apparaît comme une parabole de notre société »

© LES FILMS DU BAL _ AUVERGNE-RHÔNE-ALPES CINÉMA

Pour son premier long-métrage, Camille Perton confronte le thriller et la chronique intime dans le milieu du football où Brahim (interprété par Iliès Kadri), un jeune joueur de 18 ans, s'apprête à devenir professionnel. Rencontre avec la réalisatrice.

Quelle est la genèse de votre premier long-métrage, Les Arènes ? Qu’est-ce qui vous a motivée à vous pencher sur les coulisses du football ? 

Je suis fan de football depuis toujours. Je suis une spectatrice des grandes occasions avec ma mère et ma grand-mère. Mais je n’avais pas imaginé en faire le sujet d’un film, jusqu’à la découverte des coulisses du milieu. En 2015, j’ai réalisé un court-métrage et au même moment, il y a eu des transferts de très jeunes joueurs, de 17, 18 ans environ, issus de centres de formation. Les montants que de gros clubs étaient prêts à mettre pour des jeunes qui n’avaient pas fini d’être formés m’ont interpellée. Il y avait comme une dichotomie qui m’a donné envie de me documenter sur l'économie du sport. Au même moment, Mediapart avait sorti les Football Leaks, une enquête tentaculaire à partir d’une fuite de données mises en ligne par un lanceur d’alerte. Dans ces documents apparaissait un monde avec des personnages hauts en couleur. C’est un univers extrêmement permissif qui regroupe des personnes venues de la finance, de la politique ou encore du petit et grand banditisme… J’ai ressenti le désir de faire un film sur ce sujet, car il y avait un mélange à la fois du politique sur la place préoccupante qu’occupe l’argent dans le football et plus généralement dans nos sociétés et un univers très cinégénique dans lequel je sentais un imaginaire à creuser. 

À travers l’histoire de votre personnage principal, Brahim, vouliez-vous mettre en récit et en images la perdition capitaliste du football ? 

Oui, c’est un milieu qui s’est perdu, et le film met en lumière la simplicité de la passion des enfants pour ce sport, mais aussi ce que la professionnalisation entraîne de désillusions. Le milieu du football est comme une bulle spéculative qui ne cesse de grossir, et qui perd pied et donc le contact avec ce qui faisait à l'origine sa beauté, c'est-à-dire son côté populaire. Même si je continue de voir qu’il se passe des choses très belles dans le stade et qu’il y a toujours des émotions sincères à cet endroit, les gens aux manettes dans les coulisses ne font pas de bien au football.

Votre film prend le parti d’explorer les genres du thriller et du film de mafia, notamment par la tension de la mise en scène des rapports de pouvoir et d’argent et l’arrivée du personnage de Francis, interprété par Edgar Ramírez. Pouvez-vous parler de ce parti pris? 

Ce milieu n’est pas à proprement parler mafieux, mais il a des dynamiques mafieuses. Il y a des leviers de pression et cela m'intéressait de convoquer cet imaginaire qui fait écho à ma cinéphilie. J’ai grandi avec les films américains des années 1970. C'était intéressant de transposer cet imaginaire dans le milieu du foot, parce que j'avais envie que ce milieu soit désirable et séduisant et pas seulement bling-bling et repoussoir. Après avoir fait beaucoup de recherches, j’avais envie de me laisser de l’espace pour le fantasmer, et le personnage de Francis participe à cette idée en étant comme un aimant à la fois sur le personnage de Brahim et sur le spectateur. Il est invité à le suivre jusqu'au moment où le piège se referme. C’est toujours le cas avec les films de mafia : il y a cette espèce de double dynamique d’attraction et de répulsion. 

Aviez-vous des références précises de films qui vous ont marquée et influencée dans la mise en scène et dans l’écriture ? 

Naturellement, je me tourne vers les films des années 1970-1980, les Parrain ou les films de De Palma qui m’ont beaucoup nourrie. J’ai aussi pensé au cinéma français, et notamment à Saint Laurent de Bertrand Bonello qui abordait la monétisation du travail de Saint Laurent. Plus récemment, en revoyant Mulholland Drive après la disparition de David Lynch, je me suis rendu compte à quel point ce film avait été important et avait infusé inconsciemment dans le film à plusieurs endroits. C’est une référence un peu singulière, mais il y a des points communs sur le désir et la machine d’Hollywood – ou ici du football…

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Justement, s’il y a bien une personnalité qui relie la passion pour le cinéma et le football, c'est Pasolini. Son œuvre a-t-elle été importante pour vous ?

Bien entendu ! Je suis une inconditionnelle de Pasolini et totalement fascinée par cette capacité qu’il avait de penser l’époque et en même temps d’être dans ce décalage que permet la poésie. Et j'adore tout ce qu'il a écrit sur le foot, notamment cette phrase où il dit que le foot étant plus grand que le théâtre, car on ne sait jamais ce qu’il va s'y passer, c'est un spectacle encore supérieur à l'art dramatique. Je trouve cela magnifique. Puis le film raconte quand même la trajectoire de jeunes garçons venant de milieux pour la plupart défavorisés et promis d'un seul coup à une ascension sociale brutale et donc vertigineuse. Les travaux de Pasolini sur la violence de classe m’ont aussi inspirée.

À part quelques rares cas comme Pasolini, justement, le football et la culture artistique ont souvent été opposés dans les imaginaires collectifs. Alors certes, vous ne montrez pas de match, mais quelles sont vos réflexions sur ce sujet ? 

Le football en tant que sport n’est pas véritablement traité à l’écran, car ce n’était pas le sujet ; j’avais aussi envie de ne pas tout mélanger pour me concentrer sur les coulisses. Mais aujourd’hui, le football a dépassé sa dimension strictement sportive. Maintenant, il y a des implications géopolitiques ou géostratégiques… On ne peut plus snober le football comme un sport populaire. C'est devenu un phénomène de société et de ce point de vue, effectivement, c'est une version paroxystique de ce qui traverse la société dans sa globalité. On peut tous s’y retrouver sur la place de l’argent, de l’ambition, de la loyauté, de la confiance… Comment gère-t-on nos valeurs dans ce monde-là ? Le football apparaît comme une parabole de notre société.

Vous filmez particulièrement les regards que vos personnages portent les uns sur les autres. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette notion ?

Le point de départ était d’avoir un personnage principal qui, dans un premier temps, est assez mutique, car il est objet plus que sujet. Il est lui-même regardé comme un objet de désir : il est désiré par des clubs et des agents, mais il ne prend pas la parole. Il y a donc quelque chose qui se joue dans le silence et dans un jeu de regards. C’est important pour moi d’amener cette question du désir dans le film et de montrer que le côté transactionnel passe par ce désir. Le film s'est construit là-dessus, parce que c'est un personnage qui observe et apprend avant d’accéder à une forme de révélation sur la parole et la prise en main de son destin.

Ce traitement du désir vous fait glisser vers un imaginaire homo-érotique, et le film devient queer à certains instants dans un milieu où ces questions ne sont quasiment pas abordées et que l’on n’a jamais vues mises en scène au cinéma…

J’allais filmer quasi exclusivement des hommes et des groupes d’hommes entre eux, il fallait déplacer la question des rapports qu’ils entretiennent et ne pas aller dans la direction d’un film qui ne présenterait que des rapports de force et de conflictualité sur des lieux de négociation. Je voulais dévier vers la question du désir qui est très protéiforme puisqu’on ne sait pas toujours à quel endroit il se situe entre les personnages et je ne voulais pas régler cette question. Effectivement, l'arrivée du personnage de Francis apparaît comme une introduction au désir dans la vie de ce garçon dont le chemin était tout tracé. Il ne s'était jamais posé la question de son destin, et quelqu'un arrive et pour lui ouvrir des portes, des perspectives, des horizons différents. Ça passe aussi par le fait que Francis soit homosexuel et ne s’en cache pas ; cela le rend encore plus puissant et attirant.

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Pour poursuivre sur l’écriture de vos personnages, ils sont tous caractérisés par une vie intérieure forte et vous faites exister pleinement tous les seconds rôles du film. Comment avez-vous travaillé cet aspect à l’écriture ? 

Je suis influencée par la série. J’en regarde beaucoup, notamment des séries longues avec des constructions de personnages très denses. Donner cette profondeur et, par petites touches, une existence à chaque personnage pour qu’ils ne soient pas que des fonctions mais possèdent une humanité, cela me fascine. J’ai eu plaisir à écrire des personnages qui, même s’ils ne sont là que pour une ou deux scènes, ont une existence propre. De ce point de vue, le tournage était agréable pour les comédiens et les comédiennes qui venaient interpréter ces rôles : on pouvait leur raconter une histoire avec la cheffe costumière Léa Forest. La tante, par exemple, qui possède la péniche, on imagine que c’est une femme forte qui gère son business. Cela a alimenté leur jeu.

Était-ce une volonté d'avoir un casting international pour s'inscrire pleinement dans le milieu du football ?

Pour moi, c’était indispensable. C’est un milieu par nature extrêmement international et cela fait partie de son charme. Il y a plein de langues, d’accents et de cultures. C’est un mélange réjouissant et notamment pour le cinéma. C’était incroyable de pouvoir mélanger tous ses acteurs, même pour eux. Il y a eu une alchimie sur le plateau quand plein d’horizons différents se croisaient puis se rencontraient.

Quelle a été la rencontre avec Iliès Kadri ? Son passé militaire vous a-t-il intéressée dans le choix de lui confier le rôle de Brahim ? 

Oui. Iliès est entré dans l’armée quand il avait 17 ans, mais il a toujours voulu faire du cinéma. Il a fait l’armée en attendant de trouver sa place, puis il a peu à peu décroché des rôles à la télévision, notamment dans la série Les Sauvages de Rebecca Zlotowski. Pour Les Arènes, il a répondu à une annonce de casting à Lyon dont il est aussi originaire. Je cherchais un jeune acteur et je pouvais rencontrer des non-professionnels sachant un peu jouer au football, même s’il y a peu de jeu dans le film. Iliès a répondu à l’annonce en envoyant une vidéo, et j’étais frappée par la ressemblance avec la vision que j’avais du personnage. Le fait qu’il ne soit pas très grand, un peu trapu, qu’il ait un visage assez opaque et cette capacité à ne pas laisser accès à son intériorité. Nous avons suivi un processus de casting assez classique et nous étions très heureux de pouvoir travailler ensemble. Il correspond beaucoup au personnage. Il a une grande humilité. C’est un garçon sérieux qui a eu très tôt des responsabilités et cela lui a permis de se glisser dans le personnage avec facilité, même si je l’ai amené sur des terrains qui n’étaient pas forcément confortables pour lui. Notamment travailler le désir : ce n’était pas quelque chose auquel il était préparé et il y est allé à fond sans aucune retenue. 

Vous travaillez également autour d’une sorte de triangle relationnel. Brahim forme un duo avec son cousin et agent, joué par Sofian Khammes, qui va être bouleversé par l’arrivée du personnage de Francis (Edgar Ramírez)…

Le film fonctionne comme un triangle amoureux. Au départ, on a un couple formé par ce jeune joueur et son agent, cela fonctionne bien mais ça ronronne un peu, même s’il y a beaucoup d’amour. Ce couple est perturbé par l’arrivée de ce troisième personnage qui apporte de l’excitation et de la nouveauté. Il y a une dynamique à trois, et de ce point de vue, le film raconte aussi des choses sur la fidélité. Les acteurs n’avaient pas forcément perçu cette perspective à la lecture et sur le plateau, c'était intéressant de travailler certaines scènes presque comme des scènes de ménage. Il y a des scènes où on a l'impression d'assister à une crise de couple et je trouve ça beau d’apporter cela dans un monde d’hommes. Je suis heureuse d’avoir eu Sofian Khammes aussi. Il apporte toute sa lumière au personnage, il est à la fois léger avec de la profondeur. C’est la personne la plus désintéressée du film, et sa grandeur d’âme rend le personnage extrêmement attachant. Et c'est celui qui arrive à sortir le personnage de Brahim de sa solitude, qui est pour moi la vraie tragédie de ces jeunes footballeurs. 

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D’ailleurs, toute la famille de Brahim est plutôt du côté de la bienveillance, et lui-même a des rêves assez simples : rendre sa famille heureuse. Était-ce important pour vous d’appuyer sur ces valeurs dans ce milieu très masculin ? 

C’est la réponse à apporter à un monde capitaliste où l’on s’éloigne des ces valeurs un peu simples et qui peuvent sembler naïves mais qui sont essentielles. Cette famille fonctionne en réponse à cet univers de l’argent auquel il est confronté. La scène inaugurale pose ces bases. Elle raconte une famille dans laquelle les gens s’aiment et sont joyeux. Ils n’en ont pas après son argent ou sa réussite, même si évidemment cela représente une ascension sociale qui concerne tout le monde, parce que tous peuvent s'élever en même tant qu’un jeune footballeur. Mais effectivement, je n'avais pas envie de présenter une famille malveillante, au contraire, cela montre aussi le fait que ce n'est pas forcément la nécessité qui le pousse à aller vers ce milieu mais la croyance dans sa capacité à accéder à ces sphères-là. Il prend du plaisir à en faire partie et c'est lui qui est moteur.

Pour vos prochains projets de films, avez-vous envie de continuer l’exploration de ces rapports de pouvoir ? 

Je suis très intéressée par la question des rapports de classe, c’est politiquement au cœur de beaucoup de choses. Je trouve cela important que le cinéma s’en empare. J'ai toujours envie d'inscrire cela dans un cinéma de genre ou au moins un cinéma de spectacle où il y a une forme de divertissement, j’ai a priori plutôt envie de continuer dans cette direction pour la suite. 

Quel a été votre chemin pour devenir réalisatrice ? 

Très tôt j’ai eu envie de faire du cinéma, c’était mon moyen d’expression. J’avais envie de pouvoir procurer ces sensations que je trouve magiques. J’ai intégré une option cinéma au lycée où j’ai rencontré un garçon qui s’appelle Fabien Cavacas avec qui j’ai réalisé un court-métrage en 2015. Nous avons commencé en bricolant et c'était très ludique et joyeux. Nous fabriquions comme des formes et c’était toujours tourné du côté du plaisir. Ensuite, j’ai eu envie de passer au format long. J’ai commencé à écrire, et ce n’est pas évident de trouver des interlocuteurs quand on n'a pas forcément de réseau ; j’ai donc passé le concours pour rentrer dans l’atelier scénario de la FEMIS et j’ai été acceptée. J’ai pu écrire Les Arènes pendant un an et rencontrer ma productrice à l’issue de cette formation. 

Vous filmez des acteurs mais votre équipe technique est composée de nombreuses femmes, c’était important pour vous en tant que réalisatrice ?

Oui, c’était important et voulu de se dire qu’il n’y a pratiquement que des hommes à l’écran mais beaucoup de femmes derrière la caméra et à des rôles de cheffes de poste. Notamment la cheffe opératrice du son, qui est un poste rarement occupé par une femme, mais aussi des productrices, une directrice de casting, une cheffe costumière ! 

Propos recueillis par Diane Lestage

Les Arènes

Écrit et réalisé par Camille Perton

AvecIliès Kadri, Sofian Khammes et Édgar Ramírez

France, 2025

À tout juste 18 ans, Brahim, jeune footballeur prometteur, est représenté par son agent et cousin Mehdi. Il s’apprête à réaliser son rêve : signer son premier contrat professionnel à Lyon. Mais l'arrivée d'un puissant agent étranger rebat les cartes. Dans cet univers où tous les coups sont permis, même la loyauté a un prix.

En salles le 7 mai 2025.

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