RENCONTRE AVEC CALLIE HERNANDEZ ET COURTNEY STEPHENS – « Nous voulions faire un film sur une partie inconnue du deuil  »

© Callie Hernandez & Courtney Stephens - 2024

Dans Invention, les deux réalisatrices s’inspirent de leur vécu pour dépeindre avec sensibilité le deuil d’un père aux nombreuses facettes (pseudo-médecin, en partie religieux et complètement conspirationniste). Un film singulier dont elles nous racontent la création.

Certains films fonctionnent comme des voyages, avec leur lenteur, leurs instants de contemplation et cette impression, quelque peu étrange, d’en ressentir changé·e, apaisé·e, sans véritablement savoir pourquoi. Invention est de ceux-là. Avec une esthétique au grain travaillé, les deux réalisatrices suivent simplement leur personnage principal, Carrie (incarnée par Callie Hernandez), de retour dans la maison de son père alors que ce dernier vient de mourir. En discutant avec ceux qui ont partagé ses derniers moments de vie, elle le redécouvre à travers leurs discours. Tantôt médecin, tantôt collectionneur, inventeur de machine médicale non homologuée, et croyant à toutes sortes de théories, le père, étrange et composite, se dévoile petit à petit…

Vous avez toutes les deux perdu votre père. À quel moment l’idée de faire un film en commun sur ce sujet vous est-elle venue ?

Callie Hernandez : Mon père est mort du covid en 2021. Et j’ai toujours été obsédée par les machines médicales qu’ils collectionnaient dans son garage. De son côté, Courtney a perdu son père quand elle avait 26 ans. Alors, nous avons longtemps parlé de l’idée de faire un film sur la mort du père, sur une partie inconnue du deuil. Au départ, nous avions l’idée d’écrire une fiction sur un homme nommé Dick qui fouillerait dans des déchets pour retrouver des artefacts. Mais ça ne fonctionnait pas…

J’ai donc parlé à Courtney des machines collectionnées par mon père et de ma fascination pour celles-ci. Je lui ai montré les vidéos, les archives, qu’il gardait [que l’on peut d’ailleurs voir à certains moments du film, ndlr] et c’est là que tout a vraiment commencé.

Habituellement, dans les films parlant du deuil, nous voyons le personnage avant l’annonce de la mort du proche, et potentiellement après. Ce n’est pas le cas dans Invention. Pourquoi avez-vous décidé de ne montrer votre personnage que dans les quelques jours suivant l’annonce ?

CH : C’est ce que j’entendais par la « partie inconnue du deuil ». On montre très peu ce moment de sidération, où tout est un peu désordonné. Quelque chose de terrible vient d’arriver, et on ne veut pas y croire. C’est aussi cela qui m’intéresse : j’aime étudier ce que l’irréversible fait à une personne. C’est également un moment où on commence à développer un sens de l’humour assez noir… Et en même temps, ces jours-là sont une partie du deuil qui est assez absurde. On souffre, mais on doit s’occuper de tout ce qui est administratif, comme résilier les factures de téléphone…

Dans votre film, il y a les archives, des morceaux de publicité, et aussi les plans que vous avez tournés… Comment avez-vous réussi à agréger tous ces différents matériaux ?

CH : Nous y avions pensé avant de tourner le film. Nous avions choisi le 16 mm pour nos plans – ce qui est intéressant esthétiquement, mais c’était beaucoup trop cher pour un film avec un petit budget ! Le 16 mm représentait pour nous l’endroit de la fiction. Puis, nous avons regroupé nos archives et fait des recherches pour en ajouter. Certaines viennent de vidéos de conspirationnistes, d’autres de vidéos de méditation…Nous avons réussi à les agencer et les lier pour ajouter du contexte autour de notre histoire.

Votre scénario aborde aussi beaucoup de thématiques. Il y a la science avec ces machines scientifiques gardées par le père, le côté conspirationniste, mais aussi un aspect religieux notamment lorsqu’un interlocuteur de Carrie lui demande de prier avec lui. Comment avez-vous pensé tous ces aspects ?

CH : Tous ces aspects m’étaient familiers, puisque j’ai grandi avec. Mon père a été plein de choses : témoins de Jéhovah, puis très chrétien à la fin de sa vie… Il a commencé sa carrière en tant que docteur en radiologie avant de se tourner vers la médecine alternative, l’hypnose, les machines... C’était un vrai chercheur qui s’intéressait à tout.

© Callie Hernandez & Courtney Stephens - 2024

Aviez-vous des références pour construire votre film ?

CH : Nous avions surtout des références littéraires en tête. Quand nous avons commencé à parler de l’idée de faire un film ensemble, nous nous sommes toutes les deux apporté des livres à lire – et curieusement, les histoires étaient les mêmes ! J’ai donné à Courtney le livre Pitch Dark de Reneta Adler et elle m’a donné le livre Basic Black with Pearls d’Helen Weinzweig. Tous deux parlaient d’une femme après la perte d’un être cher, qui cherche à survivre à sa peine en se perdant dans son propre imaginaire.

Callie, vous êtes aussi l’actrice principale du film. Comment avez-vous pensé votre jeu d’actrice ? Car, pendant la quasi-totalité du film, vous paraissez très distante avec les situations que vous vivez…

CH : Avec Courtney, nous avons pensé que Carrie devait être dans la position de celle qui écoute les discours, et non pas de celle parle. Quand tu perds quelqu’un très subitement, tu deviens un peu comme un fantôme… En tout cas, c’est ce que j’ai ressenti. On veut absorber tout ce que la personne a laissé, que ce soit du bon ou du mauvais, on s’en fiche. C’est une manière de la garder en vie près de nous.

Justement, le spectateur découvre le père uniquement par le biais des discours des personnes qui l'ont connu…

Courtney Stephens : C’était justement une manière pour nous d’éviter tout jugement envers lui.  Nous avons été assez tendres envers tous les personnages qui le racontent, même si chacun d’entre eux a des croyances ou des préjugés bien ancrés. L’idée était de montrer qu’en tant que filles, nous connaissons notre père d’une certaine manière, et après sa disparition nous réalisons qu’une grande partie de sa vie nous était inconnue, que certaines choses sont même contradictoires. Nous voulions créer ce portrait qui paraît très fracturé, fait de plusieurs points de vue.

Votre film parle aussi de la pensée conspirationniste. Pour vous, cela est-il à mettre en miroir avec les idées qui traversent les États-Unis aujourd’hui ?

CS : Même si notre film est très personnel, nous avons également discuté de cela. La manière dont Carrie commence à croire aux idées de son père est aussi à voir à une échelle plus grande. C’est sa façon de gérer le deuil, tout comme chacun veut trouver une façon de gérer ses déceptions, son désespoir… C’est quelque chose que l’on retrouve en filigrane dans le film mais que nous ne voulions pas alourdir non plus.

CH : Nous avons vraiment fait le film au jour le jour. Donc certaines thématiques sont apparues en fonction des relations que nous avons eues avec nos pères respectifs, de notre vécu. Mais ce que j’ai vraiment vu se dégager au fil des jours, c’est cette idée que la conspiration naît du désespoir. Et c’est ce que nous avons voulu mettre en avant.

Propos recueillis par Enora Abry

Invention

Réalisé par Courtney Stephens

Avec Callie Hernandez, Sahm Mcglynn, Tony Torn

Après la mort inattendue de son père conspirationniste, sa fille reçoit comme héritage le brevet d’une étrange machine médicale de guérison. C’est à travers la découverte de cette invention et de la rencontre avec celles et ceux qui connaissaient son père qu’elle va peu à peu faire son deuil.

En salles le 1er octobre.

Suivant
Suivant

RENCONTRE MARIE-HÉLÈNE ROUX – « Je voulais que l’on puisse avoir cette douleur dans Muganga, sans voyeurisme. »