RENCONTRE MARIE-HÉLÈNE ROUX – « Je voulais que l’on puisse avoir cette douleur dans Muganga, sans voyeurisme. »

Crédit : petites poupées production

Fraîchement auréolé de trois prix au dernier Festival du film francophone d’Angoulême, Muganga, celui qui soigne sort enfin en salles après le parcours de combattante entrepris pendant dix ans par sa réalisatrice passionnée et déterminée Marie-Hélène Roux. Rencontre.

Sorociné : Comment commence le projet Muganga ? Pourquoi s’intéresser à la figure du Dr Denis Mukwege ?

Marie-Hélène Roux : En fait, l'histoire a commencé à la rencontre avec le sujet, en 2014, donc quatre ans avant que le docteur soit nommé prix Nobel de la paix. J'ai été choquée par la situation tragique en république démocratique du Congo. Il faut savoir que je suis née au Gabon, j'ai grandi dans différents pays d'Afrique ; j’ai donc un attachement très fort avec le continent africain. Quand j'ai découvert les écrits des Drs Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière, j'ai été bouleversée. J'ai fait face à mon ignorance, alors que pourtant, je m'intéresse à cette terre que j'aime. J'ai été aussi très inspirée, émue, par la force extraordinaire du combat de cet homme, le Dr Denis Mukwege, et par la force des femmes.

Par la suite, je l'ai rencontré. Je suis allée sur place, à Bukavu, dans l'hôpital du Dr Mukwege à Panzi. Dans cette situation, il y avait le pire et le meilleur de l'humanité, c'est-à-dire qu'il y avait une force de vivre, une intensité et une dignité, et pour moi c'était important de les relater. Il faut refuser l'indifférence, parce que malheureusement, le corps de la femme, non seulement dans cette partie du monde mais partout dans le monde, est un champ de bataille. Le viol est une arme de guerre. Mais il y a aussi là des êtres qui s'unissent, qui, dans cet endroit, créent un modèle de vie, un modèle de société, où le soin est collectif, où une collectivité de femmes s'unit pour faire face.

En langue swahili, Muganga signifie « celui/celle qui soigne ». Votre film est écrit autour de deux personnages centraux qui sont le Dr Mukwege et le Dr Cadière, mais vous choisissez d’en faire un récit choral avec des personnages féminins – qu’on imagine fictifs mais nourris de tous les témoignages que vous avez recueillis. À quel moment du processus d’écriture vous vient-il l'idée de faire un film choral avec leurs voix à elles ?

M-H. R. : Quand j'ai rencontré le Dr Mukwege, il parlait toujours des femmes. Denis Mukwege dit que c'est la force des femmes qui le tient. Il dit que demain, il faut que les femmes gouvernent. Il voit la force, l'humanité et cette sororité qu'il y a entre elles. Il en parle bien mieux. Le sujet, ce sont les femmes, en fait. Bien sûr, il y a le Dr Mukwege et le Dr Cadière, mais eux aussi, quand ils parlent, ils parlent des femmes, et ils ne seraient pas là s'ils n'étaient pas guidés par cet élan des femmes.

Quand, je suis allée sur place, moi et mon coauteur Jean-René Lemoine avons décidé tout de suite qu’il était important de traiter leur rencontre et non leurs vies, même si elles sont extraordinaires. Cette rencontre entre médecins me permettait de développer des personnages féminins, qui sont très nombreux, et faire en sorte que les femmes ne soient pas juste une statistique de plus. Le Dr Mukwege en parle comme des survivantes. Elles ne sont pas définies comme des victimes. Elles se relèvent, elles se battent, et ce sont elles qui ont la solution, ce sont elles qui le protègent à la fin. Pour moi, c'est une œuvre chorale. De la même manière que le soin est collectif, le film se devait d'avoir une dimension féminine très forte.

Crédit : petites poupées production

Vous avez découvert cette histoire il y a une dizaine d'années. Depuis le moment où commence le processus d’écriture, comment on accompagne un tel film ?

M-H. R. : C'est très dur. Ma productrice Cynthia Pinet a tout perdu. Nous avons été bloqués, nous avons été empêchés. Parce que de la même manière que le Dr Mukwege dérange avec sa parole, ce film dérange. Il y a un parallèle, même si ce n'est pas du tout au même niveau. Nous avons fait face à beaucoup de gens qui nous ont dit non, qui devaient nous accompagner mais qui se sont désistés au dernier moment. C’était une situation tragique financièrement pour ma productrice. Je pense que tous les comédien·nes et les chef·fes de poste se sont senti·es investi·es d’une mission. Une fois le film fini, nous n’avons pas eu de distributeurs, ce qui a été très dur. On nous a fait comprendre que ce film n'irait nulle part, que le public ne serait pas au rendez-vous, que le choix du titre n’allait pas, ou encore que l’on devait couper la scène d’ouverture. C’est pour cela que nous, l’équipe, portons ce pansement – elle arbore sur sa veste un pansement avec « Muganga » inscrit au feutre. Le parcours de ce film est comme une lente guérison. On revient de très loin !

Aujourd'hui, nous avons la chance d’avoir trouvé un distributeur : l'Atelier de Distribution, qui a eu le courage, c’est triste à dire, de nous accompagner. Je les remercie de croire en sa proposition artistique et tout ce qu’il défend. Nous avons mis dix ans et nous avons de la chance, quelque chose s'est passé à Angoulême où nous avons eu le Prix du public, le Prix de la jeunesse et le Prix d'interprétation pour Isaach de Bankolé. Pour nous, c'est plus qu'un film, c'est une promesse.

Nous avons discuté de la production et de tout le chemin industriel du film jusqu'à l'arrivée en salle. Mais sur le plateau, comment s’est déroulé le tournage ?

M-H. R. : Nous avons passé six semaines au Gabon. Le tournage principal est le Gabon, qui remplace le Congo, pour des raisons d'assurance. L'histoire se passe en 2011, donc la situation que nous relatons sur le plan politique a changé, même si malheureusement, le nombre de viols a augmenté de 40 % entre l'année dernière et cette année. Les milices M23 ont assiégé Bukavu, la ville où se trouve l'hôpital, et d'autres villes stratégiques.

Nous avons tourné au Gabon parce que c'est le bassin congolais et qu’il y a à peu près la même végétation. Ma productrice, Cynthia Pinet, y est allée en amont pour faire tout un travail pédagogique. Nous avons formé des gens sur place, nous avons engagé un millier de personnes à Lambaréné. Nous voulions qu'à l'image du film qui a un casting multiculturel avec des acteur·ices venant de différents pays d'Afrique, l’équipe technique soit aussi représentative de ces valeurs d’inclusion. La population locale a été merveilleuse et on a pu allier exigence technique, exigence artistique et exigence humaine. Ensuite, nous avons tourné deux semaines à Bruxelles, où se passe la rencontre entre les deux docteurs.

À propos de cette exigence artistique, peut-on parler de votre scène d’ouverture brutale, qui met en parallèle le discours du Dr Mukwege et les violences sexuelles faites aux femmes ? Comment l’avez-vous construite ?

M-H. R. : Oui, c'est coup de poing. Je ne vais pas dévoiler la scène, mais je vais essayer d'en parler sans en parler. Cette séquence du début était écrite dans ma tête avant le scénario. Tout le monde a voulu me la faire enlever, à part mon distributeur, l’Atelier de Distribution, et quelques autres personnes. D’abord, il fallait que je trouve le point d’entrée dans le film, c’était primordial. L'ouverture d'un film est essentielle et je voulais que la guérison puisse s'opérer tout le long du récit. Que l'on suive un personnage, notamment Blanche incarnée par la formidable actrice Babetida Sadjo, que l’on puisse avoir cette douleur émotionnelle et que l'on interpelle le spectateur d'une manière émotionnelle pour que ce que vivent les femmes ne soit pas juste des statistiques froides. On ne pouvait pas fermer les yeux sur cette douleur. Sans voyeurisme, sans détails explicites, sur des parties intimes, parce que je pense toujours à mon mentor de théâtre qui me disait « suggérer c'est créer, montrer c'est détruire ». Et ça, c'est toute la force de la fiction, du cinéma, de la façon dont on cadre, de ce qu'on montre, du montage. Mon monteur Hugo Lemant, qui m’accompagne depuis mes débuts, comprend tout cela.

Crédit : petites poupées production

Comment travaillez-vous avec de jeunes comédiennes comme Déborah Lukumuena et Manon Bresch, à qui vous offrez un registre de film différent de leur début de carrière? Comment rencontrez-vous ces deux comédiennes?

M-H. R. : Je connaissais Déborah dans sa puissance. Je sais son talent et son investissement. Elle est d'origine congolaise et elle connaît la terre qui est celle de ses parents. Elle en parle d’ailleurs mieux que moi. Je l’avais vue au théâtre, mais surtout, c’est la première personne à m’avoir contactée quand elle a su que je développais le projet, avant même que le scénario soit écrit. Elle m’a écrit un courrier, nous nous sommes rencontrées, nous sommes restées en contact et des années plus tard je l’ai castée. C’est une immense comédienne. Nous avons tourné avec elle en premier et dès son arrivée sur le plateau, j’ai su qu’elle avait emmagasiné l’intériorité de son personnage, elle était plus que prête. Tout le monde sans exception sur le plateau a vécu avec elle un moment de grâce, c’était très émouvant.

Manon, je l’ai découverte lors d’un rendez-vous avec ma productrice Cynthia Pinet. Elle était chargée d'une émotion, d'une nécessité, d'une intelligence, d'une humanité. En fait, avant même qu'elle auditionne, c'était une évidence. Sur le plateau, elle apportait sa fragilité et sa vulnérabilité à un personnage complexe. C’est à travers elle que le film permet au spectateur, à la spectatrice d’avoir un point d’entrée. Les chirurgiens ont une forme de distance dans leur position de soignants, mais cette jeune femme médecin qui apprend, qui doute et qui cherche ses racines permet de lâcher prise. Elle contrebalance la figure de mentor flegmatique et digne de Mukwege.

Pour finir, vous l'avez un peu disséminé dans l'entretien, quel impact espérez-vous que le film aura sur le public ?

M-H. R. : D’abord, j'espère que les gens vont aller voir le film en salles. J’espère qu’ils se diront que c'est un film nécessaire et utile tout en restant un film de cinéma. Le Dr Mukwege, qui a reçu tous les prix, croit au pouvoir de la fiction, et comme lui, j'espère que non seulement le film sera une prise de conscience, mais qu’il fera bouger les politiques. Il faut que le peuple s’empare du sujet et s’organise autour d’initiatives collectives. Vous pouvez aller sur le site de la Fondation Panzi, pour soutenir les travaux du Dr Mukwege et son équipe. Mais au-delà de ça, il faut qu’on se rende compte que nous avons tou·tes une responsabilité parce que nous avons tou·tes un portable à la main. L’extraction et le commerce du coltan (minerai principalement utilisé pour la production de condensateurs au tantale, utilisés dans les téléphones portables et la quasi-totalité des appareils électroniques, ndlr) est un enjeu énorme. S'il n'y avait pas cette richesse économique et que le sous-sol congolais n'était pas aussi lucratif, ce chaos serait terminé depuis bien longtemps. Donc je pense que le peuple, dans le plus beau terme, dans tout ce qu'il y a de plus beau en utilisant ce terme, peut avoir son mot à dire et surtout refuser l'indifférence.

Propos recueillis par Lisa Durand

Muganga - Celui qui soigne

Réalisé par Marie-Hélène Roux

Avec Isaach de Bankolé, Vincent Macaigne, Manon Bresch…

Denis Mukwege, médecin congolais et futur Prix Nobel de la paix, soigne — au péril de sa vie — des milliers de femmes victimes de violences sexuelles en République démocratique du Congo. Sa rencontre avec Guy Cadière, chirurgien belge, va redonner un souffle à son engagement.

Sortie en salles le 24 septembre

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