DÉBAT CRITIQUE : LA VOIX DE HIND RAJAB - Kaouther Ben Hania

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Au bout du fil

La réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania a bouleversé le Festival de Venise avec un film entre documentaire et fiction, qui relate le calvaire d’une enfant gazaouie sous des bombardements israéliens. Puissant cri d’alarme ou catharsis forcée ? La rédaction de Sorociné est divisée.

Pour : Alicia Arpaïa

Après l’épatant Les Filles d’Olfa (2023), Kaouther Ben Hania continue d’explorer la porosité des frontières entre fiction et documentaire dans une approche encore plus radicale, puisqu’elle conjugue cette fois son récit à un présent aussi violent qu’immédiat. Nous voici face à la voix de Hind Rajab, petite fille gazaouie piégée au milieu des corps de ses proches, qui vit ses dernières heures en parlant par téléphone à des secouristes impuissants. Une voix impossible à représenter, mais essentielle à écouter. Une voix qui a circulé sur les réseaux sociaux du monde entier, mais que la réalisatrice nous fait réellement écouter pour la première fois, illustrée sobrement par un écran noir et une simple ligne d’onde. En entremêlant le véritable son de Hind Rajab à une mise en scène des secouristes, interprétés par des comédiens, sous forme d’une reconstitution en quasi temps réel, la cinéaste réussit à restituer de manière sensorielle leur ressenti face à une situation kafkaïenne. Et ce sans tomber dans un voyeurisme malvenu qu’on était en droit de redouter sur un tel projet. Un tour de force formel, où le documentaire se transforme en huis clos tendu dont le réel atteint comme un uppercut les spectateurs. Les émotions s’intensifient grâce à ce procédé cinématographique inédit qui décuple la dimension d’immédiateté, et nous nous attachons à la voix de cette fillette comme si elle était présente à nos côtés à cet instant précis. Car La Voix de Hind Rajab n’est pas un simple docufiction cherchant gratuitement à combler les images manquantes pour une mise en scène factuelle du réel. Chaque scène invite à une réflexion sur notre rapport à l’archive, son utilisation et ce que le cinéma peut en faire pour en développer l’impact.

Kaouther Ben Hania semble ainsi vouloir s’adresser autant aux décideurs qu’au grand public, comme un cri d’alarme devant la banalisation des crimes de guerre sur les terrains de conflits contemporains, où l’on regarde sans les voir les horreurs qui s’y produisent à l’heure du tout-image. Si ce nouveau film s’assume moins que son prédécesseur comme un laboratoire formel de par sa portée politique immédiate, La Voix de Hind Rajab interpelle pour les limites qu’il pose sur la question du jeu et de la mise en scène. L’acteur est-il toujours dans la fiction quand son émotion personnelle prend le pas sur celle du personnage qu’il interprète ? Comment garder le cap d’un double point de vue entre la réalité d’une voix et la représentation cinématographique de ceux qui l’écoutent ? Comment gérer un récit cinématographique et son suspense sans tomber dans un sensationnalisme de mauvais goût ? Kaouther Ben Hania se heurte à ces questions et s’y confronte sans cesse, sans parfois trouver la solution, mais la force du film se trouve dans ces imperfections et le lien intime qui se noue entre cet objet cinématographique et celui qui le regarde ne le rend que plus intense. Au-delà de la volonté de donner littéralement à travers Hind une voix à une population palestinienne rendue inaudible, Kaouther Ben Hania décortique les mécanismes qui mènent à l'horreur et pose la question du dilemme moral en faisant appel à la fiction pour mieux universaliser son propos.

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Contre : Margaux Baralon

Il est toujours difficile de critiquer un film qui relate avec une précision documentaire une tragédie proche de l’indicible. Le risque est grand de faire montre d’une insensibilité d’autant plus coupable que l’entreprise de Kaouther Ben Hania consiste aussi à réparer l’asymétrie originelle entre d’un côté, un gouvernement et une armée israélienne qui ont toute voix au chapitre sur la scène internationale, et de l’autre, une population palestinienne méthodiquement réduite au silence. Pourtant, d’un point de vue purement cinématographique, La Voix de Hind Rajab est un film phagocyté par son sujet, incapable de se mettre au niveau de la puissance de l’enregistrement qui en constitue le cœur battant. Paradoxalement, la reconstitution minutieuse du centre d’appel du Croissant-Rouge palestinien affaiblit le réel. 

Cela tient en partie à une mise en scène trop peu inventive pour tenir un huis clos, mais le principal problème vient du surjeu des comédiens qui semblent tous écrasés par la tâche qui leur incombe. Dès le départ, avec force larmes et morve, les voilà qui tentent d’arracher la même réaction violente au spectateur. Il est évidemment impossible de critiquer cette réaction lorsqu’elle intervient chez des secouristes soumis, comme le film le montre bien, à l’urgence la plus terrible en même temps que la lenteur de protocoles incompatibles avec cette urgence. Qu’il nous soit permis, en revanche, de la critiquer dans ce que Kaouther Ben Hania revendique elle-même comme une « dramatisation de faits réels ». Parce qu’il est toujours sur la même note d’émotion extrêmement haute, La Voix de Hind Rajab ressemble plus à une entreprise de catharsis forcée qu’à un film. En art, la nécessité ne fait pas loi.

ALICIA ARPAÏA ET MARGAUX BARALON

La Voix de Hind Rajab

Réalisé par Kaouther Ben Hania

Avec Saja Kilani, Motaz Malhees, Clara Khoury, Amer Hlehel

29 janvier 2024. Les bénévoles du Croissant-Rouge reçoivent un appel d’urgence. Une fillette de six ans est piégée dans une voiture sous les tirs à Gaza et implore qu’on vienne la secourir. Tout en essayant de la garder en ligne, ils font tout leur possible pour lui envoyer une ambulance. Elle s’appelait Hind Rajab.

En salles le 26 novembre

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