JE VAIS TE TUER – Karine Dusfour

© Arte

Mécaniques de la domination

En posant simplement sa caméra dans plusieurs cours de justice françaises, Karine Dusfour retranscrit à l’état brut la parole d’accusés de violences intrafamiliales et décortique avec précision les mécanismes du contrôle coercitif. Un documentaire disponible sur Arte. 

Derrière ce titre violent se cache une parole tout aussi crue. « Je vais te tuer. Je vais te cogner. Je vais te détruire » sont des SMS que l’on voit défiler à l’écran ou des paroles que l’on entend sur une boîte vocale lors de ce documentaire. Sans suivre un cas particulier, Karine Dusfour enchaîne différents procès pour violences intrafamiliales, que ce soit à Paris, à Poitiers ou à Colmar – de quoi montrer d’emblée que ces mots, aussi brutaux soient-ils, sont tristement communs. Sans mettre totalement de côté le témoignage des victimes ou les analyses des magistrates chargées de juger ces affaires, la réalisatrice donne majoritairement la parole aux agresseurs présumés, mettant en lumière ce qui les lient : le mode opératoire qu’ils mettent en place pour assujettir leur compagne.

Assimiler le contrôle et la violence

« Il ne faut pas se demander : pourquoi n’est-elle pas partie ? Mais plutôt : qu’a-t-il mis en place pour qu’elle ne parte pas ? » explique Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Poitiers. Avec sa caméra, Karine Dusfour tente de répondre à cette question et recense les mécaniques de la domination : isolement, contrôle des déplacements, humiliations, menaces, privation de nourriture ou d’argent… Une femme rapporte également que son compagnon l’a empêchée de dormir pendant des semaines afin de l’interroger sur un adultère présumé (une scène qui n’est pas sans rappeler L’Amour et les Forêts de Valérie Donzelli). Si la liste est très longue, les méthodes utilisées par les accusés pour affaiblir (de corps et d’esprit) les femmes qui partagent leur vie sont similaires.

L’ensemble de ces procédés qui précèdent et accompagnent souvent les violences conjugales est ce qu’on appelle le « contrôle coercitif » ou « l’emprise coercitive » (expression popularisée par le sociologue Evan Stark dans son ouvrage L’emprise coercitive : comment les hommes enferment les femmes dans la sphère intime, 2007). Cette notion n’est pas à proprement parler reconnue par le Code pénal français (une proposition de loi en ce sens a été faite en janvier 2025 mais n’a pas encore été adoptée), mais la plupart des éléments qui la constituent font partie du délit de « harcèlement sur conjoint ». Sauf que, si ces faits sont donc bien pénalement répréhensibles, les agresseurs présumés sont loin d’y déceler leur violence…

© Arte

La violence des hommes vue par les hommes

Lorsque Sorociné avait rencontré Karine Dusfour pour parler de la série documentaire qu’elle a coréalisée, De rockstar à tueur : le cas Cantat, la réalisatrice exprimait déjà sa curiosité pour les hommes parlant de leur propre violence. Elle disait à propos des auditions de Bertrand Cantat : « Il coche toutes les cases : il ment, il minimise, il inverse la culpabilité. C’est un cas d’école de décryptage de la violence masculine. Ces images m’ont interpellée, car c’était la première fois que je voyais un homme s’expliquer – même si, bien évidemment, il n’admet pas vraiment sa violence ». En écoutant les discours tenus par les agresseurs présumés dans Je vais te tuer, nous assistons au même scénario : ils se présentent comme victimes d’une femme adultère possiblement vénale et évidemment menteuse, et surtout, même quand ils admettent certains des faits, ils n’en reconnaissent pas la violence. « On dirait que vous parlez d’un tyran », commente l’un d’eux quand la magistrate expose ses agissements, qu’il reconnaît pourtant avoir commis. Pour ces messieurs, tout est une question de point de vue. Et s’ils n’osent pas dire texto « Elle l’a bien cherchée », le sous-texte est tout à fait audible.

Avec Je vais te tuer, Karine Dusfour montre donc que le chemin est long avant d’inverser la culpabilité dans l’imaginaire collectif – et surtout masculin – mais aussi que certains actes qui ont longtemps été qualifiés d’anecdotiques (appels à répétition, humiliations sous formes de blagues) peuvent faire partie d’un ensemble bien orchestré et plus dangereux (dont le violentomètre aide à se rendre compte). Cependant, malgré la brutalité des violences systémiques qui y sont représentées, Je vais te tuer donne aussi un message d’espoir, celui d’une justice capable de considérer et de condamner ce qui a souvent été minimisé.

ENORA ABRY

Je vais te tuer

Réalisé par Karine Dusfour

Autorisée exceptionnellement à filmer des procès pour violences intrafamiliales, la réalisatrice Karine Dusfour dévoile les mécanismes du contrôle coercitif, stratégie systémique destinée à assujettir l'autre, dont les victimes sont très majoritairement des femmes.

Disponible sur Arte.

Suivant
Suivant

LES RÊVEURS - Isabelle Carré