CRASSE – Luna Carmoon
Copyright Milly Cope
Catalogue of Love
Pour son premier long-métrage, la britannique Luna Carmoon fabrique une pure œuvre de réalisme magique, aussi difficile que virtuose. Film organique traitant du syndrome de Diogène, Crasse annonce la naissance d’une cinéaste à suivre.
Maria et sa mère, l'excentrique Cynthia (Hayley Squires, captivante), vivent paisiblement dans la banlieue terne du sud-est de Londres au milieu des années 1980. Pourtant, sous les apparences d’une famille monoparentale prolétaire sans histoires, se cache une compulsion aliénante. La fille et la mère sont des oiseaux de nuit, telles des pirates urbaines, elles amassent régulièrement des butins chinés parmi les détritus et les décharges de leur quartier. La petite Maria s’endort à l’école, conserve précieusement l’aluminium de son déjeuner, subit les moqueries de ses petits camarades et l’opprobre du corps enseignant qui ne sait que faire face à cette éducation marginale. En effet, Cynthia est atteinte du syndrome de Diogène, un trouble du comportement qui se caractérise par une accumulation massive d’objets et une négligence de l’hygiène, qu’elle soit matérielle ou corporelle. Bien cachée entre les quatre murs de leur maison, cette pathologie peu filmée par le cinéma est le point d’attache du film de Luna Carmoon, qui puise dans sa propre relation à sa mère et l’intimité de son enfance.
Sans jamais la stigmatiser, la caméra de Carmoon sublime cet amour maternel et cartographie ses limites. Cette saleté qu’elle filme avec soin et inventivité cimente l’existence de la jeune Maria et son rapport aux relations familiales et amoureuses, jusqu’à l’accident préfigurant scindant le film en deux parties. Celle qui en ouverture dit de sa mère « notre propre catalogue d’amour l’a tuée » atterrit dans une famille d’accueil, enfouit ses traumatismes dans une vie pavillonnaire « normale » sans éclat et devient une adolescente hantée par une mélancolie qu’elle ne comprend pas.
It’s amazing to be young
Une décennie plus tard, c’est en croisant la route de l’ombrageux et séduisant Michael, ancien enfant placé dans le foyer de Michelle (Samantha Spiro), que son passé refait brutalement surface. Éboueur de métier, il réactive une mémoire olfactive chez Maria et réveille cette syllogomanie maternelle. Ce parfum d’enfance retrouvée scelle une connexion animale entre les deux jeunes gens, que se jettent à corps perdu dans une relation morbide, entre désir sexuel et défis puérils – malgré leur écart d'âge, et la compagne enceinte de Michael. Maria se convainc que la présence de cet homme peut remplacer le catalogue amoureux qu’avait créé sa défunte mère, permettant à Carmoon une audacieuse réflexion sur le passage à l'âge adulte et sur le deuil.Celle qui s’était déjà intéressée à la jeunesse et aux relations adolescentes dans ses deux précédents courts-métrages Nosebleed (2018) et Shagbands (2020), mais aussi dans ses travaux de clippeuse pour le groupe de rock irlandais Fontaines D.C, impose un style frondeur, lumineux et sans concession.
Crasse filme le désir débordant et poisseux des corps dans un espace transitoire. Maria n’est pas seule dans son refus de grandir et de digérer son passé mais amorcera la vie d’après, mieux équipée que Michael. Véritable tour de force, le film est aussi difficile à recevoir – mysophobe s’abstenir – que fascinant à regarder, notamment grâce à l’incarnation habitée de ses comédiens. Entre la révélation Saura Lightfoot-Leon et l’étoile montante Joseph Quinn (Stranger Things, Howards End, Sans un bruit : Jour 1), l’alchimie est évidente. Empruntant au meilleur du cinéma britannique dit social et du genre populaire dans les années 1960 du kitchen sink drama, entre Alan Clarke (Made in Britain, Scum) et Andrea Arnold (Bird, Fish Tank), Crasse annonce la naissance d’une cinéaste passionnante.
LISA DURAND
Crasse
Réalisé par Luna Carmoon
Avec Saura Lightfoot Leon, Hayley Squires, Joseph Quinn
Grande-Bretagne, 2024
Londres, 1984: Maria, âgée de 7 ans, et sa mère vivent dans un monde bien à elles, tendre et singulier, tissé d’amour et de trésors amassés. Mais une nuit, tout bascule. Dix ans plus tard, Maria vit une vie paisible dans sa famille d’accueil quand un jeune homme plus âgé, Michael, fait irruption dans leur foyer, ravivant des blessures enfouies et brouillant la frontière entre magie et folie…
En salles le 11 juin 2025.