LES MOTS QU’ELLES EURENT UN JOUR – Raphaël Pillosio

© JHR Films

Se souvenir de l’avenir

Récit d’un film disparu, Les mots qu’elles eurent un jour est une tentative de reconstitution de la mémoire et de la parole collective. Un documentaire entre enquête et essai, à la fois puissant et délicat.

C’est l’histoire d’un mystère. En 1962, le documentariste Yann Le Masson suit un convoi de femmes révolutionnaires ayant combattu pour l’indépendance de l’Algérie. Poseuses de bombes et autres militantes détenues en France sont alors libérées, et interviewées dans un film qui a ensuite disparu. Au début des années 2000, les images réapparaissent, mais sans le son. Qui a voulu effacer et faire taire la parole de ces femmes ? Certaines hypothèses sont énoncées, mais le mystère reste entier. Raphaël Pillosio tente, vingt ans plus tard, de résoudre l’énigme et part à leur recherche. La redécouverte des pellicules suscite alors de nombreuses interrogations sur l’identité et le destin de ces femmes, mais aussi sur la question qui leur était posée et leur réponse. Dès les premières images, la proximité de ces femmes, tout comme leur apparence, nous saisissent. Le contraste entre leur look de diva italienne des années 1950 et la violence de leurs actes crée un premier espace de réflexion sur la violence des femmes et sur ses représentations. Le film de Pillosio nous donne aussi à penser les conséquences de la disparition de ce type d’images sur notre imaginaire collectif, et déjoue les narratifs de la pensée coloniale qui criminalise la résistance – un sujet plus actuel que jamais.

Au fil de ses recherches, le cinéaste retrouve certaines femmes ou des personnes qui les ont connues. Aujourd’hui âgées, elles ne se souviennent pas toujours des noms ni du tournage lui-même. Certaines insistent sur la mémoire comme muscle, que l’on doit nourrir et entraîner. Se dessine alors l’objectif politique du projet du documentaire. Il ne s’agit pas d’une réparation ou d’un pansement, mais d’un travail mémoriel en perpétuelle construction. Les films, de Yann Le Masson comme de Raphaël Pillosio, deviennent des lieux de mémoire : ils explorent les traces, ce qui reste et ce que la conscience collective a ignoré. Si Les mots qu’elles eurent un jour reste classique dans sa forme (voix off, alternance d’images d’archives et d’interviews en plan fixe), le cinéaste fait le choix de ne jamais trahir son objet d’étude, en laissant de longs passages du film de Le Masson, sans le son, et sans y apposer une quelconque dramatisation. L’absence de musique nous force à écouter, au-delà du silence, les images d’origine comme la matrice du mystère. Les lèvres bougent, les regards complices se croisent, mais les femmes restent inexorablement muettes, et leur silenciation est si évidente qu’elle en devient assourdissante. Vers la fin du film, deux personnes sourdes tentent de déchiffrer leurs paroles, mais ne proposent pas pour autant de résolution complète qui satisferait notre curiosité. L’histoire comme le cinéma sont des objets mouvants que l’on ne peut pas lire avec certitude.

Si le documentaire peut sembler entièrement tourné vers le passé – le passé simple du titre paraît circonscrire la parole dans une époque révolue –, l’enquête de Pillosio permet de rejoindre le présent. En interviewant chaque personne sur leur vie et sur la situation des femmes algériennes, il permet un état des lieux de la situation actuelle et de la notion fragile de progrès. Les mots qu’elles eurent un jour se révèle alors comme un portrait polyphonique de l’Algérie contemporaine où les femmes, éternelles perdantes et oubliées d’une histoire qu’elles ont contribué à façonner, n’ont pas eu voix au chapitre après l’indépendance. Pillosio fait ainsi le récit d’un rapt et d’une dette, en soulignant ce que la révolution doit aux femmes, et ce qu’elle leur a volé. En 1962, à leur sortie de prison, toutes ces femmes semblaient sourire et espérer malgré leurs doutes. Le film nous oblige donc, encore une fois, à faire travailler notre mémoire, pour se rappeler les rêves et les inquiétudes de celles que l’on a oubliées. Plus de soixante ans plus tard, leur avenir est notre présent : il faut s’en souvenir.

LOUISE BERTIN

Les mots qu’elles eurent un jour

Réalisé par Raphaël Pillosio

France, 2024

En 1962, Yann Le Masson filme la parole de militantes algériennes à leur sortie de prison en France. Plus de 50 ans après, alors que la bande son a disparu, je pars à la recherche de ces femmes. Un film-enquête qui raconte leur histoire silencieuse. Un film-essai sur le cinéma qui figure leur disparition, et pour toujours, les garde vivantes.

En salles le 11 juin 2025.

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