RENCONTRE AVEC JENNIFER REEDER - “Je veux créer des images provocantes, mais pas des images qui recréeraient un trauma”

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En 2019, l’américaine Jennifer Reeder proposait un teen movie féministe sur fond de disparition adolescente avec son premier long-métrage, le beau et macabre Knives & Skin. Cette année, elle revient avec Perpetrator, un nouvel essai horrifique féministe lorgnant du côté du body horror. On a pu s’entretenir avec elle, en visio, quelques jours avant l’ouverture du FIFF de Gérardmer 2024 (du 24 au 28 janvier 2024) où son nouveau film est en compétition.

Perpetrator est votre deuxième long-métrage…

Jennifer Reeder : J’ai fait deux films entre Knives & Skin et Perpetrator. En 2021, j’ai participé à V/H/S 94, une anthologie d’horreur avec plusieurs réalisateur·ices. C’est le troisième volume, un peu dans l’esprit found footage du Projet Blair Witch (1999). J’ai également tourné Night Ends pendant l’été 2021. Sur ces projets, on était en équipe réduite pour rester covid friendly. Les deux sont sortis sur la plateforme Shudder (non disponible en France). Au printemps 2022, j’ai tourné Perpetrator à Chicago, c’est mon quatrième film. Le film a été beaucoup montré dans les festivals depuis sa sélection l’an dernier à la Berlinale et je suis heureuse qu’il soit présenté à Gérardmer.

Knives & Skin s’ouvrait sur le meurtre et la disparition de Carolyn Harper. Perpetrator s’ouvre également sur la disparition d’une adolescente. C’est toujours un sujet qui vous travaille ?

J.R : Oui, depuis mes premiers courts-métrages, il y a toujours eu ce thème de la fille disparue. J’ai l’impression qu’au cinéma et surtout dans les thrillers, il y a une vraie problématique de traitement de la figure de la fille disparue. Les jeunes filles continuent à mourir dans ces films. Elles ne survivent pas à ce type de cinéma. En tant que réalisatrice et en tant que féministe, c’est quelque chose que je ne peux pas ignorer. Beaucoup d’autres réalisatrices et autrices ignorent ce trope. Je veux créer des images provocantes, mais pas des images qui recréeraient un trauma ou qui seraient traumatisantes pour les femmes. C’est sûrement une des raisons pour lesquelles beaucoup de réalisateur·ices ne traitent pas de ce trope : par peur du voyeurisme ou de la déshumanisation.

Je voulais aussi parler du fait que même dans les affaires de disparition de jeune fille, il y a une échelle de priorisation des recherches. On laisse trop vite disparaître les jeunes femmes racisées, amérindiennes ou trans. Il ne devrait pas y avoir de priorisation, on devrait chercher et trouver toutes les jeunes femmes.

Vous continuez d’explorer avec votre caméra les structures de sororité, qui étaient déjà en place dans Knives & Skin

J.R : Oui, je pense que dans les films de genre, il y a de la place pour ces messages d’empowerment et qu’on doit mettre en valeur l’importance des amitiés féminines. Ces jeunes femmes comprennent vite qu’elles sont leur seul système de soutien et qu’elles doivent s’entraider dans une société qui les efface.

Lors de la sortie de Knives & Skin, vous parliez du pouvoir magique intérieur qu’ont les adolescentes en elles et que la société patriarcale draine. L’image est devenue littérale dans Perpetrator

J.R : Les deux films sont assez liés là-dessus. On est dans une culture et une société obsédées par la beauté et la jeunesse des jeunes filles. On finit par les détruire. Je voulais quelque chose de plus allégorique sur Perpetrator. Les jeunes femmes disparues ne sont pas victimes de trafic sexuel – c'est ce qu’on peut imaginer si on reste très premier degré. Je ne traite pas de ce sujet car je le connais très mal. Je devais montrer une société vampire, qui vide les adolescentes de tout ce qui fait d’elles ce qu'elles sont. Notre société a également une véritable obsession avec la chirurgie esthétique, l’industrie du bien-être et la création d’une féminité et d’une masculinité hégémonique.

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En parlant de masculinité, votre film est composé d’un personnage masculin adolescent assez complexe et étonnant. Comment est-il né ?

J.R : Il était intrigant à créer. J’ai écrit plus de personnages féminins, mais c’est semblable à l’archétype de la mean girl, qui se protège du monde extérieur derrière sa carapace. Au premier abord, on peut penser que c’est un womanizer qui enchaîne les filles, mais je tords cet archétype et on se rend compte qu’il s’inquiète vraiment pour les disparues. C’est un personnage qui a accès à toutes ses émotions. Il aime vraiment les filles, il est sincère, et quand le personnage de Jonny lui demande pourquoi il sort avec autant de filles, il répond simplement « Parce que les filles sont géniales ». Il a raison de le penser. Je voulais que ce garçon soit émotionnellement profond et qu’il se laisse le droit de ressentir la tristesse, qu’il puisse pleurer.

Vous continuez d’explorer la puissance du féminin face à la violence des mécanismes du système patriarcal. Comment sentez-vous que la situation a évolué depuis Knives & Skin ?

J.R : C’est pire qu’avant ! Surtout aux États-Unis où les femmes perdent leurs droits à disposer de leur corps (en 2022, la Cour suprême américaine a décidé de révoquer l’arrêt Roe v. Wade qui garantissait le droit à l’avortement dans tous les États-Unis. C’est maintenant aux États de choisir si oui ou non l’avortement est légal. NDLR). Le cycle électoral recommence et on voit que beaucoup d’élus et de législateurs sont très conservateurs. Ils nous limitent l’accès à la contraception mais surtout à l’avortement légal et sécurisé. C’est un problème de santé publique et aussi un moyen d’oppression. D’ailleurs, ce n’est pas seulement une problématique de genre, c’est aussi une problématique raciale, âgiste et misogyne. Beaucoup d’hommes sont terrifiés à l’idée de perdre le pouvoir. Certaines femmes sont aussi terrifiées puisqu’elles ont toujours bénéficié des privilèges de ce système patriarcal. C’est fort possible que Donald Trump soit de nouveau le candidat républicain à la présidence alors qu’il est actuellement en procès pour viol. C’est donc pire qu’avant, mais on ne peut pas abandonner et on doit continuer à se battre pour nos droits.

Qu’en est-il au niveau de l’industrie du cinéma ?

J.R : Quand je vois la popularité et l’impact d’un succès comme Barbie, un film produit, écrit et réalisé par une femme – film qui a ses défauts –, que je vois qu’on donne à Greta Gerwig un budget de 145 millions de dollars et que c’est un succès planétaire, qui dépasse les prédictions de box-office et passe devant le Oppenheimer de Christopher Nolan et devant tous les mauvais films Marvel/DC réalisés par des hommes, je me dis qu’on vit un moment important. À la télévision, c’est pareil. Les travaux de Shonda Rhimes et Ava DuVernay sont des modèles. Elles continuent à faire les séries dont elles ont envie. Il y a une forme d’audace qui persiste face à toute cette adversité. Donnons de l’argent à toutes les weird girls et qu’elles fassent ce dont elles ont envie !

C’est votre quatrième long-métrage. Était-il plus simple à produire et à réaliser que les précédents ?

J.R : C’est une question intéressante. D’un côté, c’était tout aussi difficile de le financer, mais Perpetrator est mon film le plus ambitieux et le plus risqué. On n’a jamais remis en question mes choix, même pas sur le scénario. J’ai eu l’équipe technique et les acteur·ices que je voulais. On a tourné en vingt jours avec un petit budget. J’ai eu une liberté créative totale. J’ai deux projets de longs-métrages en cours et j’espère pouvoir conserver cette liberté.

Alicia Silverstone, star des années 1990 et icône de teen movie (la Cher du Clueless d’Amy Heckerling) joue dans Perpetrator. Comment est-elle arrivée sur le projet ?

J.R : Je pensais à elle depuis longtemps. Je la voulais pour Knives & Skin mais c’était impossible pour des questions de budget. Elle était sur ma liste pour incarner Hildie. Mon producteur et moi avons envoyé une lettre avec le scénario à son agent. En tant que figure adolescente iconique de cinéma, je souhaitais qu’elle soit une mentor pour une nouvelle génération d’incarnation adolescente de cinéma. Elle a adoré le script et a accepté. Elle avait joué dans quelques films exigeants et étranges comme Mise à mort du cerf sacré (2017) de Yorgos Lanthimos ou The Lodge (2020) de Severin Fiala et Veronika Franz. Elle a été géniale sur le plateau et elle a passé dix jours avec l’équipe à Chicago alors qu’elle n’avait que cinq jours de tournage. Elle et Kiah McKirnan ont pu échanger et travailler ensemble. Alicia s’est vraiment engagée sur le tournage et a apporté quelques-uns de ses costumes pour enrichir le personnage. Elle porte les merveilleuses robes du couturier Christian Siriano. On s’est inspiré du personnage de Catherine Deneuve dans Les Prédateurs (1983) de Tony Scott pour façonner Hildie.

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Vous créez le concept de forevering. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J.R : Je voulais que Jonny soit une métamorphe. Je n’avais envie ni de vampire ni de loup-garou. Il me fallait quelque chose de plus allégorique, une métamorphe qu’on n’avait pas encore vue. J’étais intéressée par le pouvoir de l’empathie et comment on pouvait en faire une force. Les femmes sont souvent moquées pour leur ouverture émotionnelle et leur « trop grande » empathie. Jonny est donc surchargée en énergie empathique, mais il fallait que ça se manifeste aussi par un changement physique. Elle prend les traits des personnes avec lesquelles elle entre en connexion. Il y avait ça dans Scanners (1981) de David Cronenberg.

La société d’effets spéciaux qui a travaillé sur le film est spécialisée en deepfake (contenus faux qui sont rendus profondément crédibles par l'intelligence artificielle). Je voulais cet effet monstrueux, un peu étrange et pas parfait. Pour ce qui est du terme forevering, il m’est venu après la naissance d’un de mes fils. J’ai créé une sorte d’héritage en le mettant au monde. Héritage qu’il aura peut-être la possibilité de perpétuer, s’il a des enfants. La notion de « pour toujours » a eu à partir de cette naissance une signification nouvelle. Sans trop en dévoiler sur le film, le forevering et son pouvoir de dissimulation est un élément clé du film, surtout pour mes héroïnes queer et racisées. Kiah a d’ailleurs beaucoup apporté au personnage de Jonny. La condition de métamorphe est devenu une métaphore du code switching (action de changer de niveau de langage pendant une conversation selon son locuteur) que pratique Kiah dans son quotidien de jeune femme queer racisée.

Knives & Skin s’inscrivait dans une esthétique giallo (genre de film d'exploitation, principalement italien, à la frontière du cinéma policier, du cinéma d'horreur et de l'érotisme) Aviez-vous des influences précises en tête pour Perpetrator ?

J.R : Avec ma directrice de la photographie Sevdije Kastrati, on s’est beaucoup inspiré des Prédateurs de Tony Scott mais aussi de la photographie du film Saint Maud (2019) de Rose Glass. Il y avait aussi Crash (1996) de David Cronenberg. Il disait que la palette de couleurs de son film devait ressembler à un bleu. Je voulais obtenir toutes les nuances de couleur du corps humain comme Cronenberg. C’était essentiel vu que j’explore le body horror.

Vous n’étiez pas sûre de faire du cinéma de genre à la sortie de Knives & Skin. Perpetrator est clairement un film de genre dans la veine du body horror. Êtes-vous d’accord ?

J.R : Perpetrator est vraiment un film de genre. Je ne savais pas comment me situer avant et je ne savais pas si mon énergie de réalisatrice était faite pour cette frange du cinéma. Je ne connaissais pas encore le circuit du film de genre, ni ses festivals ou sa presse. Je vois aussi depuis 2019 beaucoup plus de réalisatrices de genre et beaucoup plus de femmes qui portent des projets étranges. C’est agréable de constater qu’on n’est pas seule et qu’on s’empouvoire respectivement avec des films sanglants et gores.



Propos recueillis par Lisa Durand.

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