RENCONTRE AVEC FATIMA SISSANI– «Mon leitmotiv, c'est de proposer d'autres représentations de l'immigration.»

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Pour sa 19e édition, Films Femmes Méditerranée rendait femmage à la cinéaste Fatima Sissani en proposant au public un focus autour de ses travaux documentaires. Le festival donnait l’occasion de (re)découvrir trois de ces films : La Langue de Zahra (2011), Les Gracieuses (2014) et Résistantes (2017). Nous avons profité de sa présence pour nous entretenir avec elle..


Fatima, tu as un DEA de droit, tu as commencé ta carrière en travaillant à la radio et en fabriquant des émissions de radio. À quel moment de ce parcours-là le cinéma vient-il à toi ??

Franchement, j’ai du mal à répondre à cette question. J'ai du mal à me souvenir de la façon dont j'ai switché. J'avais déjà d'abord envie de raconter l’histoire de cette immigration, de cette génération d'immigrés méprisés. Elle n'avait pas été prise en compte, et je crois que j'ai eu envie de le faire avec le cinéma, parce que pas mal de gens autour de moi faisaient du cinéma. Je connaissais Olga [Widmer], qui était cheffe opératrice, et je me suis dit, bon allez, pourquoi pas. Le format cinéma, ce n’était pas une évidence, je ne viens pas du tout de ce milieu-là. Je n’avais jamais imaginé faire une école de cinéma. Je n'étais même pas vraiment cinéphile, j'étais plutôt littéraire, je lisais beaucoup, mais je n'allais pas beaucoup au cinéma. J'ai commencé à faire de la radio, parce que j'ai rencontré des gens qui avaient monté une radio libre, et qui m'ont proposé de faire des émissions. J'avais aussi beaucoup de curiosité, j'étais intéressée par toutes les questions un peu politiques, la colonisation, l’immigration, la Palestine, donc c'est comme ça que j'ai commencé à faire des émissions avec cette radio libre. Après, je me suis mise à faire des documentaires radiophoniques. Assez naturellement, je suis passée du documentaire radiophonique au documentaire cinématographique.

 J’avais aussi une très bonne copine qui s'appelait Dalila Ennadre (Par la grâce d’Allah, El Batalett, Femmes de la médina), c’était une cinéaste marocaine. Je pense que c'est surtout le contact avec Dalila qui m'a amenée vers le cinéma. Elle venait d’une classe populaire et d’une famille d’immigrés comme moi et à ce moment-là, j'ai dû me dire que c'était possible de faire du cinéma même quand on vient des milieux populaires. Elle faisait déjà du cinéma documentaire, elle travaillait beaucoup avec son compagnon de l'époque, le réalisateur Samir Abdallah, qui est aussi un militant important pour la Palestine. C'est là où tu vois que c'est important de pouvoir se projeter dans les autres, et pour pouvoir se projeter, il faut avoir des éléments d'identification. Le fait de n'avoir que des représentations blanches et bourgeoises, majoritairement masculines, est un gros problème. Il y avait vraiment une petite colère en moi, parce que tu te dis que si jamais tout ce paysage-là se renouvelait, se colorait un peu, cela pourrait changer bien des choses. C’est à ce moment que je me suis dit, tiens, je peux faire quelque chose.



Tu réalises un premier documentaire, La Langue de Zahra (2011), où tu filmes ta famille mais surtout ta mère. Tu disais que tu avais envie de filmer ces récits, ces images manquantes. Comment choisit-on quelque chose d'aussi intime pour son premier film ? ?

En le cadrant pas mal, c'est-à-dire que je ne suis pas allée dans les histoires familiales. C'est vrai qu'il a quelque chose d’intime : c'est ma mère et il y a eu une relation d'intimité entre elle et moi. Mais il ne se raconte par exemple pas grand-chose de mon histoire familiale. Il y a de petites bribes, mais c'est toujours autour de la langue. Je fais ce film parce que je suis vraiment consciente de cette langue, de ce qu'elle porte en termes de sophistication, de culture, de savoir, et je vois bien que la société française est totalement fermée à ça. Ce qui m'intéressait, c’était de proposer une autre représentation de cette immigration. Je faisais un film sur l'immigration maghrébine, et donc sur une génération. La génération arrivée dans les années 1960-1970, qui était hyper maltraitée parce qu'elle venait d'Algérie, ex-pays colonisé, ex-pays insurgé. En tant qu’Algérien·nes, mais aussi en tant qu'Africain·es , iel·les ont été vraiment méprisé·es par la société française. Ce qui a intéressé cette société, dans ces personnes-là, c'est le travail. Cette immigration a été réduite à sa force de travail, et pour les femmes à des travaux domestiques, de femmes de ménage, de nounous. Des métiers pourtant extrêmement nécessaires, mais complètement sous-qualifiés, sous-payés, méprisés. Surtout, on ne leur reconnaissait pas du tout le statut de sujet cultivé et de sujet portant un savoir. Pour moi, c'était cela qui était important. C'était de montrer cette dimension-là des savoirs populaires. C’est ce que je voulais faire avec ce film. Je passe par ma mère, mais c'est pour parler des autres et de l’héritage important de la langue kabyle. Pour pallier la politique d’éradication des langues que la société française avait mise en place déjà auprès de son monde paysan et des classes populaires, dans un but d’uniformisation et de création d’un « savoir commun académique ».



Films Femmes Méditerranée programme trois de tes films documentaires. Cet endroit du cinéma que tu choisis, est-ce pour créer des images manquantes ?

Totalement. Mon leitmotiv, c'est de proposer d'autres représentations de l'immigration. Je suis donc des femmes immigrées issues de classes populaires. Mon documentaire Résistantes, c’est différent, puisqu'on est plutôt avec des femmes d’un milieu bourgeois avec une éducation plus académique. Il est un peu à part. Dans ce film-là, l'image manquante est celle de la résistance algérienne. Le mot résistance est intéressant dans le sens où il est toujours associé à la résistance française de la Seconde Guerre mondiale. On a encore dénié aux Algérien·nes, le statut de résistance, donc du coup c'était intéressant d'adopter ce titre. La question coloniale est très peu abordée au cinéma et je pense qu'il faut vraiment faire un détour par l'histoire coloniale pour comprendre la guerre d'Algérie. L'Algérie, c'est extrêmement documenté alors qu’on ne trouve quasiment rien sur l'Indochine. On est face à une négation de l'histoire algérienne par l'État français et aussi par pas mal de gens. Il me semblait important de proposer là aussi un autre récit.


Ton cinéma est exclusivement peuplé d’expériences féminines. Était-ce un choix de départ d’explorer ces féminins plurielles ?

Quand j’ai fait La Langue de Zahra, je ne me suis pas du tout rendu compte que je n’avais filmé que des femmes, cela m'a été révélé dans les projections avec le public. En même temps, cela ne m'étonne pas de moi, j’ai un très grand attachement aux femmes. J'aime les femmes, j'aime le voisinage des femmes, je me sens en sécurité avec elles. Je viens aussi d'une culture où il y a des espaces de non-mixité. Ce sont des espaces évidents. J'ai évolué dans ces espaces et je m’y trouvais très bien. Ils m’ont construit, c’est assez salutaire pour les femmes parce qu’elles peuvent vraiment être elles-mêmes et ne pas surveiller en permanence ce qu'elles vont faire ou ce qu'elles vont dire. On m’a aussi renvoyé ce « manque » d’hommes dans les projections, comme si c’était un problème. Quand on est féministe, cela ne pose pas de problème, mais quand on ne l'est pas, c'est quand même assez impressionnant. Cela m’a fait réfléchir et je me suis dit que j’avais envie de ne filmer que des femmes.



Comment se glisse-t-on dans le quotidien et la géographie des sujets qu’on filme ?

Je prends beaucoup de temps pour faire les entretiens. Je soigne les entretiens, dans le sens où je fais attention à la manière dont je les mène, c'est-à-dire en donnant le temps aux gens de parler, et aussi à ne pas les interrompre en permanence. J'ai toujours un papier à côté de moi, où je note ce que je n'ai pas compris, ce que je voudrais bien développer, ce sur quoi je voudrais revenir, je le mets de côté pour après. J’ai beaucoup filmé les gens que je connais très bien, donc forcément on gagne du temps, comme sur Les Gracieuses, avec les meilleures copines de ma nièce. J'ai quand même fait un long repérage et énormément d'entretiens avant le film, avant même de poser ma caméra.



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Quel rapport ont les personnes que tu filmes à l'objet caméra, à l’objet film ?

La caméra, c’est une question de temps, au bout d'un moment, tu l'oublies. Ma mère s'en foutait de la caméra, parce que comme je parlais avec elle, comme je n'étais pas derrière la caméra, cela ne posait pas de problème. Et comme, en plus, l'équipe ne parlait pas le kabyle, elle était tranquille pour s’exprimer sans ménager sa parole. Avec Les Gracieuses, comme je l'ai déjà dit, j’ai fait un long repérage et des entretiens, pour les mettre un peu en condition et pour mieux leur expliquer le projet. Il y a dans ces deux cas une très grande confiance entre nous. Quand je fais Résistantes, Eveline [Safir Lavalette] met du temps à me faire confiance : elle se méfiait énormément des gens qui venaient de France, même quand iels sont algérien·nes. Il faut savoir qu’elle a renoncé à tout par engagement politique, elle a laissé derrière elle le confort de sa classe bourgeoise et privilégiée. Avec elle, la question du temps, des entretiens, a été vraiment très importante. D'abord, elle m'a beaucoup testée pour savoir si je connaissais l'histoire algérienne ; après, comme j'étais vraiment là pour l'écouter, elle a commencé à me parler. Ce tournage a été magnifique avec Eveline parce qu’il y a plein de choses dont elle n'avait jamais parlé. Elle a pris énormément de plaisir, cela a été une conversation de cinq jours. J'ai eu un plaisir incroyable à faire connaissance avec cette femme. J'étais fascinée, je n’ai pas souvent rencontré une personne comme ça, avec une droiture, sans jamais aucun accent d'héroïsme, quelqu'un qui a fait ce qu’elle avait à faire. Ça, c'était vraiment incroyable.


Tu commences ta carrière au cinéma au début des années 2010. On est en 2024, est-ce que le mode de fabrication de ton travail, l’économie de travail dans laquelle tu évolues ont changé ? Est-ce que tu as plus de facilité à faire des films ? à obtenir des financements ?

Non! Là où cela m'aide d'avoir fait plusieurs films, qui ont été sélectionnés dans des festivals importants, c'est qu’il y a des aides auxquelles je peux prétendre. Je ne crois pas que cela m'aide un peu, mais je ne sais pas dans quelle mesure le fait d'être algérienne et politisée dans mes travaux n'est pas aussi un frein. Ce qui m'aide, c'est mon expérience, et mon producteur qui me fait hyper confiance. Je travaille beaucoup avec la région  Pays de la Loire, parce que mon producteur est là-bas. Du coup, voilà une région qui me connaît un peu, qui connaît mon travail, cela devient plus facile. Mais, par exemple, au niveau du CNC, ça ne change rien du tout. Je reste à la marge d’un certain système. Il y a quelque chose de l'ordre de l'habitus. J’ai grandi à la marge, d’abord je viens d'Algérie, ensuite je suis arrivée en France, j'habitais en périphérie dans des endroits considérés comme marginaux. Je suis une femme immigrée issue des classes populaires. Je suis à la marge de beaucoup d'endroits. Être dans l’écosystème du documentaire, c'est aussi être à la marge du cinéma.



Cette économie un peu parallèle dans laquelle tu évolues te convient-elle ? Arrives-tu à faire les films que tu as envie de faire  ?

Oui, jusque-là, je suis arrivée à les faire. Là, je travaille sur un nouveau film, je ne sais pas si je vais arriver à le faire. J’ai du mal à répondre à cette question parce que je crois que je ne demande pas beaucoup non plus. Ce ne sont pas des films à gros budget qui demandent beaucoup d'argent.Mais là, sur ce nouveau film, c'est compliqué. Le financement est de plus en plus compliqué à cause des coupes drastiques dans les budgets de la culture dans plusieurs régions de France. Il y a aussi énormément de fascisation de la société française. Et puis, là aussi, il y a la question des thématiques dévolues à la gauche. Qu'est-ce que ça va devenir ? Il va falloir qu'on invente d’autres formes de production. Je ne suis pas très optimiste, mais on verra.



Le festival te rend femmage en proposant un focus autour de ton œuvre et toutes les séances étaient pleines. Quel est ton rapport à cette rétrospective ?

Je trouve cela super ! En tout cas, j'ai beaucoup aimé la manière dont elles ont fait ça de façon hyper sérieuse, en prenant vraiment sérieusement mon travail. J'ai le sentiment d'être respectée dans mon travail. Je me demandais : « Bon, qui va venir ? » Parce que j'ai l'impression qu'à Marseille, tout le monde a vu mes films (elle rit). Mais en fait, c'est quand même très grand, Marseille, c'est un million d'habitants. Tout ce monde, ça m’a quand même surprise et ça m'a vraiment fait plaisir. Après, on se dit : « Bon, voilà, c'est une histoire d'âge aussi. Du coup, ça veut dire que tu as un certain âge et que tu as fait une rétrospective de ton travail » (elle rit). J’ai encore comme un syndrome de l’imposteur, je continue à me poser des questions sur la qualité de mon travail, c’est le propre des personnes profondément discriminées, mais je suis très contente de la manière dont se sont passées ces séances.



Propos recueillis par Lisa Durand.




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