RENCONTRE AVEC CHLOÉ BARREAU - « Je m'utilise comme cobaye pour examiner le passé amoureux de chacun »

© Azzurra primavera

Dans son documentaire Fragments d’un parcours amoureux, Chloé Barreau se laisse raconter par ses amours passés (parmi lesquels on peut retrouver Anna Mouglalis ou Rebecca Zlotowski). Pour Sorociné, elle revient sur la création de cet ovni cinématographique.

On s’aime comme on se quitte… Ce vieil adage pourrait décrire l’objet singulier qu’est Fragments d’un parcours amoureux, un documentaire dans lequel la réalisatrice retrace – à l’aide de lettres retrouvées, de vidéos bien conservées et d’entretiens avec les concernés – l’histoire de ses amours, sans conflit ni amertume. De Paris à Rome, de ses années lycée jusqu’à l’âge adulte, Chloé Barreau se laisse raconter par les autres (grâce à un dispositif avec peu de voix off, au profit des mots de ses anciens compagnons et compagnes qui défilent face caméra). Mais bien loin de livrer un ego-trip sur pellicule, la réalisatrice amène le spectateur à s’interroger sur la place qu’occupe l’amour dans nos vies et sur nos différentes manières de le vivre. Interview.

Comment vous est venue l’idée de faire ce film ?

Je trouve que les documentaires ne s’intéressent pas assez à l’amour. Pourtant, c’est une expérience importante dans nos vies et un thème central au cinéma. Peut-être qu’on considère que nos amours sont privés et qu’ils n’intéresseront personne ? Alors qu’en réalité, l’amour est politique. Il est révolutionnaire en quelque sorte, il nous donne la force de changer les choses.

De mon côté, je pratiquais déjà le genre du home movie et j’avais beaucoup de matière [notamment des vidéos et des lettres conservées depuis son adolescence, ndlr]. Mais je ne voulais pas raconter mon histoire moi-même, cette forme-là me gênait. Il était plus intéressant de donner la parole aux autres [à savoir ses ex-compagnes et compagnons, ndlr]. Puis, c’est une curiosité que j’ai toujours eue. Je voulais connaître leurs sentiments, leurs souvenirs, savoir comment ils avaient perçu notre histoire.

Ce dispositif permet aussi au spectateur de trouver toute sa place. Face à eux, ils ont plusieurs hommes et femmes qui racontent leur histoire, leur rapport à l’amour, et cela ouvre le processus d’identification.

Il y a aussi toute cette masse d’archives : les photos, les lettres, les vidéos. On a vraiment l’impression que vous avez documenté toute votre vie… D’où vient ce goût de l’archive ?

Ma mère faisait beaucoup de photos et j’avais le goût des nouvelles technologies, des caméras… J’ai toujours filmé et documenté ce que je vivais. Ce n’était pas du tout dans le but d’être réalisatrice un jour. C’était ma manière d’être amoureuse, de regarder intensément les gens. L’envie  de tout conserver vient plutôt de mon père qui est historien.

© Destiny Films

Aviez-vous des influences cinématographiques pour créer cet objet si singulier ?

Mes références ne viennent pas du documentaire. Elles sont plutôt fictionnelles. Il y L’Homme qui aimait les femmes de Truffaut, qui raconte les amours de la vie d’un homme dans l’ordre chronologique et représente sa pulsion scopique. Je pensais aussi à Une liaison pornographique de Frédéric Fonteyne où les personnages de Sergi López et Nathalie Baye livrent chacun la version de leur passion amoureuse. Je peux également citer quelques références littéraires comme Les Liaisons dangereuses de Laclos ou Histoire de ma vie de Casanova.

Votre titre fait aussi référence à Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes…

C’était un titre provisoire mais que nous avons fini par garder, car il décrivait parfaitement le projet. Dans la préface de son ouvrage, Roland Barthes s’étonne que le monde académique ne s’intéresse pas à l’amour, qui est vu comme un sujet secondaire ou une histoire de femmes. Il explique qu’une expérience personnelle et privée comme l’amour est en réalité conditionnée par nos références, par le contexte culturel dans lequel nous vivons – c’est donc un objet d’étude intéressant.

Ce que j’aime également dans le titre, c’est l’idée « d’un parcours amoureux » indéterminé. Mon film n’est pas une démarche narcissique. Je m'utilise comme cobaye pour examiner le passé amoureux de chacun. Ainsi, j’invite le spectateur à réfléchir et à s’identifier à plusieurs histoires, car nous avons tous eu des relations à distance, des relations physiques, des amis avec lesquels nous avons couché…

Comment les interviews avec vos ex se sont-elles organisées ?

Les interviews ont été faites par une journaliste et amie qui s’appelle Astrid Desmousseaux. Dès le départ, il me paraissait évident que je n’allais pas les faire moi-même. Je voulais que les interlocuteurs puissent parler librement. Surtout, je ne voulais pas que le spectateur se sente coincé dans une réunion entre deux ex. Il n’y aurait pas trouvé sa place. Puis, quand l’interviewé parle à une personne qui n’était pas là au moment des faits, il va automatiquement décrire les lieux, les sensations, et donner beaucoup de détails. Cela rendait toute la démarche plus intelligible.

Comment ont-ils réagi quand vous leur avez demandé de participer à votre film ?  

Il y en a que je fréquente encore, qui sont devenus des amis proches. D’autres ont été plus réticents. Je leur ai écrit une lettre manuscrite pour leur faire la demande. J’ai choisi ce médium car il est singulier, il laisse le temps de répondre. Puis, cela reproduisait un peu le rituel que nous avions au moment de nos relations. À la fin de ma lettre, je leur disais de ne pas trop y réfléchir, pour que nous puissions filmer une expérience spontanée et ludique.

Dans le dossier de presse, vous dites qu’en vous lançant dans le projet, vous saviez que vous vous exposiez à un retour de flammes. Était-ce vraiment le cas ? Y a-t-il eu des réflexions de leur part auxquelles vous ne vous attendiez pas ?

Ce qui m’a étonnée et rassurée, c’est la précision de leurs souvenirs. On a toujours tellement peur que les gens nous oublient… Après, j’en ai pris pour mon grade, sans avoir la possibilité de répondre. Mais c’est assez sain, car ma version n’a pas d’importance – c’est leurs mots que je voulais garder. Puis, qu’importe les divergences, je me suis tout de même reconnue dans chacun de leurs discours.

© Destiny Films

Vous avez pris une dizaine d’années à monter votre projet. Comment avez-vous réussi à convaincre des producteurs ?

J’avais gagné quelques prix à l’écriture, mais les commissions – presque intégralement composées d’hommes – me disaient « C’est narcissique, c’est trop intime ». C’était agaçant, car j’avais la sensation qu’il y avait un biais. Si un homme le fait, on trouve ça génial. Si c’est une femme, on lui dit que c’est narcissique. Nous sommes une génération biberonnée à Woody Allen, à Roberto Benigni ou Nanni Moretti – bref, que des mecs qui parlent de leur nombril – et tout le monde trouve ça formidable !

Puis, il y a eu le mouvement #MeToo et avec lui le besoin de narrations féminines. Les défauts de mon film sont devenus des qualités. Mais cela n’a pas empêché mon producteur italien d’être un peu terrifié par l’aspect hyper-personnel du film. Il aurait voulu une narration plus classique. Je lui ai dit : « Plus ce sera personnel, plus ce sera universel ». Aujourd’hui, j’ai eu ma revanche, car le film est sorti dans plusieurs pays et il a été très bien accueilli.

En Italie, le film a eu du succès auprès des jeunes. Pourquoi, à votre avis ?

Je ne m’y attendais pas du tout. J’ai 49 ans. Je suis de la génération X et je pensais que mon film parlerait aux gens de ma génération qui ont vécu les années 1990 et la révolution numérique. Mais les jeunes de 20 ans ont adoré. Ils m’expliquaient qu’ils aimaient le « côté vrai ». Ils ont l’habitude des récits patinés, préfabriqués pour les plateformes. Je pense qu’il y a aussi la nostalgie d’un monde qu’ils n’ont pas connu, une époque où on s’envoyait des lettres d’amour.

Puis, il y a une sorte de fluidité assez moderne. L’homosexualité n’est pas un sujet ni une problématique dans mon film – ce n’est pas un documentaire à thèse, même s’il reste militant et politique. Je pense que l’image libre et légère qu’il renvoie peut faire du bien. Pourtant, il faut rappeler que dans les années 1990, ce n’était pas chouette de se découvrir homosexuel·le, surtout en tant que femme car on n’en parlait pas beaucoup.

Votre film parle d’amour mais aussi de la fin de l’amour, car ce ne sont que des personnes avec lesquelles vous n’êtes plus dans une relation amoureuse aujourd’hui. Et pourtant, il n’y a aucune animosité…

Souvent, si vous demandez à un ex « Pourquoi est-ce qu’on s’est séparé ? », il ne saura pas vous répondre. De mon côté, je n’ai jamais dit à quelqu’un « Je ne t’aime plus ». Je ne connais pas le désamour. D’ailleurs, quand les interviewés lisent les lettres qu’ils m’ont écrites, ce sont souvent des lettres de rupture. Et ces lettres sont aussi pleines d’amour. Certaines liaisons s’arrêtent sans qu’on comprenne pourquoi. Mais ce qui s’achève, même si ça fait mal, permet à une autre relation de commencer. Puis, on apprend à aimer d’histoire en histoire.

L’amour est donc une sorte de moteur de votre parcours, de votre existence ?

Anna Mouglalis a dit une phrase superbe en interview – même si nous avons dû la couper au montage. Elle disait : « Si tout le monde était amoureux, il n’y aurait pas de capitalisme ». L’amour est un moteur politique, militant, aussi bien que personnel. L’amour est une raison pour laquelle les gens peuvent tout abandonner, tout changer. Mon documentaire le montre, par mon parcours notamment, de Paris à Rome, etc. C’est une force émancipatrice qui a tout sauf à voir avec la peur. Ça nous donne un courage immense.

Propos recueillis par Enora Abry

>>> A Paris, deux projections sont organisées en présence de la réalisatrice : Le 8 juin au cinéma Luminor et le 10 juin au 3 Luxembourg

Fragments d’un parcours amoureux

Réalisé par Chloé Barreau

Avec Rebecca Zlotowski, Anna Mouglalis, Anne Berest

Italie, 2023

Depuis ses 16 ans, entre Paris et Rome, Chloé a filmé ses amours. Coup de cœur adolescent, relation à distance, passion charnelle... alors qu’elle vivait une histoire, elle en fabriquait déjà le souvenir. Mais de quoi se souviennent ces ex ? Quelle est leur version des faits ? Douze d’entre eux se livrent pour reconstituer un parcours sentimental aussi singulier qu’universel.

En salles le 4 juin 2025.

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