RENCONTRE AVEC CAROLINE RAINETTE - “Alice Guy est une petite dame qui fait preuve d’autorité car c’est inhérent à son travail de réalisatrice”

photo©Luca Lomazzi

Alice Guy (1873-1968) a été effacée de l’histoire du cinéma. C’est un fait. Elle a fini sa vie ruinée et elle est progressivement tombée dans l’oubli. Ses films, souvent sans générique, sans copyright, ont été égarés ou attribués à d’autres, souvent des hommes, minimisant son œuvre.

Depuis quelques années, Alice Guy bénéficie d’un regain d’intérêt et d’une reconnaissance tardive vivifiante. Ces cinq dernières années, on assiste à une prolifération progressive de réalisations artistiques traitant de la vie et de l’œuvre de cette pionnière du cinéma, première réalisatrice de fiction, autrice de plus de 500 films muets et parlants, première femme directrice d’une société de production de films (Solax Film en 1910) et d’un studio de tournage, durant sa carrière américaine, avant la naissance d'Hollywood.

Une nouvelle génération découvre son parcours et réhabilite son œuvre pour le grand public. En 2021, Catel & Bocquet lui ont consacré un roman graphique, Nathalie Masduraud et Valérie Urrea un documentaire (Alice Guy, l'inconnue du 7e art). Elles ont également fait rééditer en 2022 son autobiographie La Fée-Cinéma (originalement paru en 1976). Depuis 2018, le prix Alice-Guy, créé par la journaliste Véronique Le Bris, récompense la réalisatrice de l’année. La Française Coraline Refort, doctorante en histoire du cinéma,  lui a consacré une thèse (Les débuts d’Alice Guy au cinéma : la restauration d’une histoire, 1896-1907).

On compte de nombreux documentaires retraçant le destin d’Alice Guy. Il était donc logique que le théâtre emboîte le pas de tous ces autres médiums et ajoute sa contribution au monument Alice Guy.

Sorociné a assisté en juin dernier à la représentation de la pièce Alice Guy, Mademoiselle Cinéma. On a pu s’entretenir avec son autrice et son interprète principale, la co-metteuse en scène et comédienne Caroline Rainette, avant son départ pour le Festival d’Avignon 2023.

Sorociné : Comment Alice Guy est-elle entrée dans votre vie ?

Je cherchais une nouvelle pièce pour ma compagnie Étincelle (compagnie théâtrale créée en 2012 par Caroline Rainette et Sébastien Poulain). Un projet plutôt grand public qui devait remettre en lumière une figure féminine oubliée, car c’est un des axes de travail de la compagnie.

J’ai longtemps cherché et une nuit sans sommeil, je suis tombée à la télévision sur le documentaire de l’autrice (elle lui a consacré un livre en 2015, Alice Guy, la première femme cinéaste de l’histoire) et réalisatrice Emmanuelle Gaume, Elle s’appelle Alice Guy (2017), narré par la comédienne Alexandra Lamy. Je l’ai trouvé formidable. Je voulais en savoir plus sur Alice Guy et ses travaux et j’ai commencé mes recherches.

Je me suis appuyée sur deux biographies: une biographie américaine de l’autrice Janelle Dietrick (Alice & Eiffel: A New History of Early Cinema and the Love Story Kept Secret for a Century, 2015) – elle a également écrit d’autres livres sur Alice Guy – et une biographie canadienne de l’autrice Alison McMahan (Alice Guy-Blaché, Lost Visionary of the Cinema, 2002) .

Avant d’être une biographie, les écrits de McMahan sont une thèse universitaire qui a servi d’appui aux recherches pour le documentaire Be Natural, l'histoire cachée d'Alice Guy-Blaché (2018) de la réalisatrice américaine Pamela B. Green narré par la comédienne et réalisatrice Jodie Foster.

J’ai également cherché du côté de la France pour mes recherches, mais malheureusement, à part l’autobiographie d’Alice Guy et le livre de Victor Bachy publié en 1993 (Alice Guy-Blaché (1873-1968). La première femme cinéaste au monde), je n’ai pas trouvé grand-chose.

L’idée d’adapter sa vie sur scène vous est-elle venue spontanément ?

Une fois mes recherches effectuées, j’avais une vision très claire de la pièce. Je voulais parler d’Alice Guy, la remettre dans un contexte historique clair et parler de l’histoire du cinéma. Alice Guy fait partie de l’histoire du cinéma !

Je voulais que le public puisse se resituer sur la chronologie de l’invention et de l’exploitation du cinématographe. Montrer qu’avant Alice Guy et le cinéma, il y a la photographie. Il fallait cette dimension pédagogique et ludique.

Comment est née la pièce ?

C’est une pièce qui est née en résidence. On l’avait présenté au Off du Festival d’Avignon en 2021, mais honnêtement, on n’était pas prêt. On sortait du covid et cette édition était compliquée avec tout le dispositif covid. On avait surtout besoin de jouer et de retrouver les sensations de la scène, même si artistiquement nous n’étions pas satisfaits. On l’a reprise en 2022, toujours au Off du Festival d’Avignon, et la différence était criante. Tout s’est bien mieux passé. On a pas mal retravaillé la pièce, et la mise en scène a nettement changé d’une année à l’autre.

Comment adapte-t-on la vie d’Alice Guy ?

Je voulais absolument mettre en scène la partie américaine de la carrière d’Alice, car elle est est très riche et vraiment déterminante dans l’héritage qu’elle nous laisse. Son parcours américain mériterait une pièce à lui tout seul. Il y a tellement de choses à dire. On l’aborde rapidement, mais j’y tenais.

Pour l’adaptation, tout est une question de contraintes et d’équilibre de narration. On a beaucoup coupé et réécrit, car de nombreuses parties que je trouvais importantes ne fonctionnaient pas les unes avec les autres dans le déroulé de la pièce. On travaille et se concerte quotidiennement avec mon co-metteur en scène Lennie Coindeaux. C’est un travail à la table, comme on dit au théâtre. On développe assez vite le dispositif scénique, pour les placements et déplacements des personnages. D’autant que sur cette pièce, les deux comédiens qui m’accompagnent, Lennie (Coindeaux) et Jérémie (Hamon), ont la contrainte de jouer plusieurs personnages masculins chacun. C’est toute une réflexion et un timing à trouver. Le résultat est cette pièce d’une heure et quart, qui n’est pas parfaite, mais qui fonctionne très bien.

La pièce s’appuie sur un dispositif vidéo, c’était une façon de faire entrer le cinéma au théâtre ?

Évidemment, mais c’était aussi un clin d’œil, car Alice a fait du théâtre. C’est le théâtre qui lui permet d’envisager de faire des films de fiction. Je voulais un dispositif vidéo sur scène, car faire une pièce qui parle de cinéma sans rien montrer, c’est inimaginable ! Mon idée était vraiment d’allier théâtre et cinéma. Ce procédé peut en désarçonner certains, car on reste dans le registre du théâtre classique, même si l’image et la vidéo prennent depuis quelques années beaucoup plus de place et d’importance dans les pratiques théâtrales. C’est un outil de compréhension pour le spectateur, mais c’est aussi un hommage à l’esthétique du cinéma muet dont Alice est issue. On est dans une logique de tableaux successifs avec des informations comme des cartons-titres. Certains peuvent trouver ça désuet, mais on voulait cet outil pour que les spectateurs puissent voir un aperçu des travaux d’Alice. Le public jeune est très friand de ce type de dispositif.

Avez-vous rencontré des difficultés pour accéder aux travaux d’Alice Guy ?

La contrainte principale, ce sont les droits de diffusion des films d’Alice Guy. Les versions remastérisées sont payantes auprès de Gaumont-Pathé Archives (Gaumont-Pathé Archives possèdent la grande majorité des droits et des matériaux films de l’œuvre d’Alice Guy dans son catalogue, NDLR).

Des versions non remastérisées sont visibles en ligne et sont exploitables. Une conservatrice de chez Gaumont, avec qui j’ai été en contact, m’a expliqué leur politique commerciale quant à l’usage des images d’archives. Pour des raisons budgétaires, le spectacle ne pouvait pas se permettre une dépense aussi importante. Elle m’a aussi dit que ça avait posé les mêmes problèmes budgétaires au documentaire de Pamela B. Green. C’est dommage que Gaumont-Pathé Archives pose ce frein.

L’inaccessibilité des droits des films nous a fait travailler différemment et nous avons dû être plus créatifs sur notre dispositif vidéo. On a pu consulter les films sur le site de Gaumont-Pathé Archives avec un accès privé temporaire, mais on a utilisé des extraits libres de droits. On débouche vite sur des questions de conservation des films de répertoire et sur le manque d’accessibilité des travaux d’Alice avec ta question ; mais là, ça dépasse le cadre de mon travail et il faudrait que des personnes compétentes se penchent dessus.

Vous avez la double casquette de metteuse en scène et de comédienne sur cette pièce. Aviez-vous envisagé dès le départ d’interpréter Alice Guy ? Comment avez-vous travaillé avec cette double casquette ?

Je me suis posée la question d’auditionner des comédiennes pour le rôle d’Alice, mais on travaille surtout avec les comédiens de la compagnie. J’aime beaucoup Alice et j’avais envie de l’interpréter !

C’est complexe, cette double casquette, puisque que quand on joue, on ne peut pas se voir, sous peine de se regarder jouer. C’est dur et déstabilisant pour se faire des retours sur nos ressentis de jeu et sur les aspects à améliorer. C’est pour cette raison qu’on a fait appel à un œil extérieur, un peu sur le tard, pour nous épauler. Avant l’arrivée de ce nouveau regard, tout était plus laborieux pour nous sur les questions de mise en scène et de scénographie. On est très content du résultat, même si la création en période de pandémie mondiale et le manque d’un œil extérieur au début du projet ont ralenti notre travail.

Comment on incarne Alice Guy ?

Le rythme de la pièce impose des choix d’interprétation – la façon dont on interagit avec ses partenaires de jeu et les envies qu’on avait avec mon co-metteur en scène (Lennie Coindeaux). Je me suis beaucoup attachée à ce qu’on sait d’Alice, grâce aux divers documents et aux archives. Je me suis attachée à sa voix, même si on ne l’entend que sur des enregistrements vers la fin de sa vie. J’avais un échantillon de cette voix âgée.

La grande difficulté sur la pièce, qui est construite en flash-back, est de passer de la scène d’ouverture située en 1922 et de revenir en 1894, de commencer par la femme mature pour revenir sur le parcours de la jeune femme. Il faut se mettre dedans, autant physiquement que mentalement. C’est une bascule temporelle énorme et un défi d’interprétation pour une comédienne.

Vous êtes metteuse en scène, dramaturge et comédienne de théâtre. Deux siècles vous séparent d’Alice Guy. Avez-vous été confrontée à des expériences professionnelles en écho avec son parcours mouvementé ?

J’espère ne pas finir ruinée ! (elle rit). Ce n‘est pas une question facile. Je vais essayer d’y répondre. On m’a rapporté que certains programmateurs ne prenaient pas de pièces mises en scène par des femmes. C’est une expérience à laquelle je n’ai jamais été confrontée personnellement, car les programmateurs ne m’ont jamais fait ce type de retours quand ils ne prennent pas les pièces de la compagnie. Je sais seulement que cette situation existe.

Je pense qu’il y a beaucoup d'a priori sur les femmes qui réussissent professionnellement. On imagine toujours des fonceuses imposantes, au physique viril et à l’attitude très masculine. Alice est une petite dame du XIXe siècle qui fait preuve d’autorité car c’est inhérent à son travail de réalisatrice, de productrice et de directrice de studio de cinéma. Elle reste une femme d’une classe bourgeoise, bien élevé et polie. Ce n’est ni une féministe ni une suffragette.C’est sa vie et son ambition professionnelle qui la rendent libre.

Comme Alice, j’ai un petit gabarit et en tant que comédienne, ces a priori me parlent. Il y a un vrai préjugé sexiste sur l’apparence physique des femmes, surtout quand elles s’expriment dans l’espace public et les arts.

C’est un peu une réponse à côté de ta question, mais quand j’y réfléchis, on m’a déjà fait des remarques sur le fait que je n’étais pas le bon choix pour incarner Alice. On a douté de moi et des mes capacités.

Vous dites qu’elle était une femme du XIXe siècle. Pensez-vous qu’on fantasme la figure et les engagements d’Alice Guy ?

Oui, surtout ses engagements. Sa fille le dit d’ailleurs : « Ma mère était une petite dame très XIXe siècle ». Alice est moderne sur sa vision du travail, des femmes, de la famille et du mariage, mais je crois qu’on fantasme beaucoup ses engagements.

Son film Les Résultats du féminisme (1906) nous paraît très moderne notamment sur l’inversion des rôles masculins/féminins. Pourtant, c’est un sujet qui traverse la caricature, la presse et la littérature de cette partie du XIXe siècle. On ne connaît d’ailleurs pas son point de vue sur ces questions,on ne sait rien de ses opinions politiques, même dans son autobiographie.

C’est une avant-gardiste de l’outil cinéma et elle sait très bien capter l’air du temps dans ses réalisations qui sont d’une grande qualité artistique. Alice est une vraie businesswoman qui sait qu’elle évolue dans une industrie en devenir. C’est une pragmatique, elle sait que ses films doivent marcher pour qu’elle puisse continuer à travailler sur les suivants.

Propos recueillis par Lisa Durand

Le texte Alice, Mademoiselle Cinéma (2021) de Caroline Rainette (préfacé par Véronique le Bris) est disponible à la commande.

http://www.etincellecompagnie.fr/alice-guy/


Alice Guy, mademoiselle Cinéma

De Caroline Rainette et Lennie Coindeaux

Ecrit par Caroline Rainette

Avec Lennie Coindeaux, Jérémie Hamon, Caroline Rainette

En 1896, Alice Guy est la première à avoir l'idée de réaliser un film de fiction, alors que tous ne voient encore qu’une prouesse technique dans les projections cinématographiques des frères Lumière. Sans le savoir, elle vient d’inventer le cinéma ! De Paris à New York, en passant par Hollywood, elle réalise plus de 1000 films. Aux côtés des pionniers de cette formidable histoire du cinéma, tels Georges Méliès, Louis Lumière, Léon Gaumont, ou encore Gustave Eiffel, la vie d’Alice Guy, vertigineuse et passionnante, se dévoile…

Le spectacle sera présenté au Off du Festival d’Avignon du 7 au 29 juillet 2023 à 18 h 30 au théâtre Barretta, sauf les dimanches (relâche), puis en tournée à travers à la France aux dates suivantes : 1er décembre 2023 à Vaucresson, 30 janvier 2024 à Franconville, 8 mars 2024 à Noisy-le-Grand,9 mars 2024 à Verneuil-sur-Avre et 15 mars 2024 à La Fare-les-Oliviers. (consulter le site de la compagnie Étincelle, sous réserve d’ajouts de dates)

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