RENCONTRE AVEC RAY YEUNG — « Un coming out, ça dure toute la vie »

© Mise en Scene film production

Difficile de retenir ses larmes devant Tout ira bien, le dernier film du réalisateur hongkongais Ray Yeung, à propos d’« une minorité dans une minorité » : les lesbiennes sexagénaires de Hong Kong, et notamment, du couple fictif d’Angie (Patra Au) et Pat (Lin-Lin Li). Lorsque l’une d’entre elles décède sans laisser de testament, l’autre risque bien de tout perdre, ses biens tombant aux mains de sa belle-famille qu’elle croyait tolérante. Une situation tristement banale à Hong Kong, où l’union entre personnes de même sexe n’est toujours pas légale.

Comment votre précédent film, Un printemps à Hong Kong (2019), est une romance entre un homme marié de 70 ans et un père célibataire de 65 ans. Tout ira bien met aussi en scène un couple de seniors, mais composé de deux femmes. Les deux films sont-ils complémentaires ?

Non, cela relève plutôt de la coïncidence, voire du prétexte... En 2020, j’ai assisté à une conférence sur le droit à l’héritage pour les minorités sexuelles à Hong Kong, et c’est comme ça que j’ai trouvé le sujet de Tout ira bien. Je voulais raconter les conséquences d’un décès dans un couple de même sexe, mais pour cela, il fallait que ce soit une relation longue durée. D’où le choix de représenter des femmes âgées.

Et comment avez-vous travaillé votre sujet ?

En mobilisant mes connaissances en droit (ndlr : le réalisateur a étudié le droit à l’université), en collaborant avec une chercheuse qui écrivait un livre sur les lesbiennes seniors, et en faisant relire mon premier jet à des femmes lesbiennes et hongkongaises. C’est elles, notamment, qui m’ont donné l’idée de créer un groupe d’amies queer autour de Pat et d’Angie. Au début, cette dernière devait juste avoir une meilleure amie hétérosexuelle et mariée, et on m’a objecté que ce n’était pas réaliste. Si Pat et Angie sont ensemble depuis quarante ans, c’est qu’elles ont choisi de ne pas se marier, et donc d’aller à contre-courant. Dans ce contexte, elles n’auraient pas pu se passer d’une famille choisie, c’est vrai, même si les lesbiennes peuvent aussi avoir des amies hétérosexuelles. 

© Mise en Scene film production

Une genèse difficile 

Avez-vous rencontré des difficultés pour concrétiser le projet ? Son pitch peut être difficile à vendre dans une société conservatrice. 

En effet, cela a été difficile de vendre ce film sur une minorité dans une minorité… On a reçu beaucoup de refus, ce qui fait qu’on a fini par s’en remettre aux financements privés plutôt que publics. Sinon, on nous demandait de réécrire le récit pour qu’il soit plus optimiste, et les héroïnes, plus jeunes… Malgré la vitalité du cinéma hongkongais, très peu de films portent sur des lesbiennes, et sur les 18 qui existent, 5 sont destinés à un public masculin et tirent vers le soft porn… Et certains clichés ont la dent dure. Par exemple, on a encore du mal avec l’idée qu’une femme n’est pas obligée d’avoir des relations avec des hommes pour réaliser qu’elle est lesbienne. C’est un vécu existant, mais pas systématique. Et puis, on est aussi frileux sur la représentation de la vieillesse sur le grand écran… Ce qui est tout aussi étrange, parce que la plupart des gens vieillissent !

C’est encore plus vrai pour les femmes. Les actrices qui dépassent les 40 ans ont tendance à disparaître progressivement. 

Lin-Lin Li, l’interprète de Pat, n’avait pas travaillé depuis 13 ans. On ne lui proposait que des rôles de mères et de grands-mères, alors que dans Tout ira bien, on a fait en sorte d’écrire un personnage indépendant, mû par ses désirs et ses objectifs. Les femmes âgées ne s’intéressent pas qu’à leur descendance et à leur santé, n’en déplaise à une grande partie du cinéma ! Trouver les comédiennes a été plus facile que pour Un printemps à Hong Kong, cela dit. Le casting a duré un an car personne ne voulait jouer un homme homosexuel. Un acteur m’a carrément dit : « Non merci, j’ai déjà joué un gay une fois ! » (rires). Je lui ai répondu « Et alors ? Tu as déjà joué des rôles de policiers une cinquantaine de fois ! »

© Mise en Scene film production

Les homophobes, c’est les autres

Tout ira bien comporte des scènes où nous sommes dans l’intimité de la belle-famille de la défunte, qui envisage d’expulser son ancienne partenaire de l’appartement qui leur revient de droit. Pourquoi s’attarder sur leur point de vue ?

Je trouvais important que le public puisse s’identifier à eux. Je ne voulais pas qu’on se dise « Voici les gentilles, voici les méchants » et donc apposer une grille de lecture manichéenne à la Star Wars. Sinon, les spectateurs ne se reconnaîtront pas dans ces personnages et ne comprendront pas vraiment leurs motivations. Le but, c’est qu’ils s’interrogent sur la façon dont ils réagiraient dans cette situation, et sur leur propre homophobie intériorisée. 

Il est facile de se considérer progressiste quand son propre intérêt n’est pas engagé. Il arrive que l’on voie des gens rétropédaler sur leurs principes dès lors que la situation les concerne. Et c’est aussi plus facile d’être ouvert quand on a de l’argent, cela aide à surmonter certaines difficultés structurelles, ce qui manque, précisément, à la belle-famille de l’héroïne.

Il y aussi ceux qui refusent tout simplement d’accepter l’orientation sexuelle de leurs proches.

Dans la fiction, beaucoup de romances se concluent sur « Ils se marièrent, et… ». Les personnages queer ont leur propre version de ça : il suffit de faire son coming out à l’écran et de « trouver la bonne personne », et tout ira bien ! Dans la vie, c’est plus compliqué que ça, beaucoup de Hongkongais trouvent le courage de sortir du placard, mais ils ne sont pas écoutés, quand bien même ils auraient des partenaires du même sexe pendant toute leur vie. Un coming out, ça dure toute la vie. Et il faut doublement se battre, car la société ne nous protège pas.

Quand une personne queer meurt, l’image que l’on retient d’elle dépend beaucoup de sa famille, s’il lui en reste. Ainsi, on peut totalement choisir de gommer son orientation sexuelle, de la mégenrer et d’utiliser son deadname (ndlr : nom de naissance)...

La société hongkongaise a beau s’occidentaliser, ses rites et cérémonies funèbres restent patriarcales, avec un accent mis sur l’héritier masculin. Et même quand on est simplement un ami, un ancien partenaire ou une connaissance queer de la personne décédée, il est difficile de se positionner, de savoir où aller, où s’asseoir… Quand je perds un ami et que ce genre de traitement intervient, je sais qu’il n’aurait pas voulu ça, mais en même temps, je n’ai pas envie de me montrer irrespectueux. On impose constamment ce dilemme aux personnes LGBT+ : donner son opinion ou se taire ? 

Quels films vous ont influencé dans l’écriture de Tout ira bien ?

Je pense surtout à L’Avenir (2016) de Mia Hansen-Løve avec Isabelle Huppert. Son personnage enseigne à la fac et elle a une approche plus philosophique des choses, mais il est intéressant de voir sa manière de gérer le fait de prendre de l’âge.

Enfin, comment le film a été reçu à Hong Kong ? 

Très bien pour le moment, le public est réceptif. Un des moments qui m’a le plus touché est quand une femme est venue me voir en pleurs après une projection pour me raconter qu’elle avait partagé sa vie avec une femme et qu’elle avait reconnu son quotidien au début du film. Elle ne pensait pas qu’elle verrait ça à l’écran un jour. Et quelque part, Tout ira bien arrive à point nommé. Quand j’écrivais le script, le mariage entre personnes de même sexe n’était pas encore reconnu, mais en 2023, le Tribunal suprême de Hong Kong a établi que le gouvernement était tenu par la Constitution de créer un cadre juridique pour la reconnaissance des relations homosexuelles. Les choses vont avancer, on l’espère. 



Propos recueillis par Léon Cattan

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