RENCONTRE AVEC SOFIA EXARCHOU - « Mon métier en tant que cinéaste a aussi des similitudes avec celui des animateurs. »

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Récompensé par le prix de la meilleure interprétation au Festival de Locarno, le deuxième long métrage de Sofia Exarchou livre le portrait complexe et poignant d’une femme qui doit lutter contre sa propre passion et sa zone de confort pour retrouver la liberté dont elle s'est privée pendant de nombreuses années. À l’occasion de la sortie du film, nous avons eu la chance de discuter avec la cinéaste sur le film et son parcours, lui permettant d’explorer les recoins les plus profonds de ce personnage, dont la force et la résistance semblent devenir ses plus grandes faiblesses.

Commençons par le titre du film. C'est un choix intéressant, d’autant que la racine du mot « animal », anima, signifie « âme » en latin. Pour vous, quel sens avait-il dans le contexte du film ?

SE : J'étais en train d'écrire l'histoire de ce groupe d'animateurs et je me suis rendu compte que le mot animateur dérive du mot anima, qui signifie âme. Pour moi, les animateurs sont donc les personnes qui donnent de l'âme aux gens, qui les font rire, les rendent énergiques et heureux. Je jouais avec ce mot, puis j'ai pensé à l'idée de mettre un L à la fin : de l'anima nous passons à l'animal, qui est quelque chose de très différent. J'ai eu le sentiment que ce mot décrivait les conditions de la lutte que mes personnages mènent tout au long du film. Ce jeu de mots m'a paru intéressant. Par exemple, lorsque le film commence, on voit le titre Animal et, très vite, le L s'efface, on voit juste « anima » pour quelques secondes.

Comment avez-vous eu l'idée de situer votre récit dans un hôtel de luxe ? Étiez-vous déjà familière avec ce type d'environnement ?

Je connaissais bien sûr les hôtels all inclusive, mais personnellement, je n'opte pas pour ce genre de vacances.  Une fois, par chance, j'ai visité un très grand hôtel, où se trouvaient quinze restaurants, dix bars, de vastes espaces et beaucoup de personnel. J'étais fascinée par ce microcosme et par l'idée que les gens y viennent et y restent pendant toute la durée de leurs vacances, même sans visiter les sites à l'extérieur de l'hôtel. Lorsque je tournais mon film précédent, plusieurs scènes se déroulaient dans des hôtels, et nous avons fait des repérages pour les trouver. C'est là que j'ai également vu des animateurs. Ces images sont restées gravées dans ma tête, et quand j'ai commencé à réfléchir à mon deuxième film, l'idée de tourner dans un hôtel all inclusive m'a semblé idéale.

Ces derniers temps, notamment avec Aftersun et How to Have Sex, les lieux touristiques en Méditerranée semblent être très en vogue comme cadre spatial. Alors que ces deux films utilisent ces lieux comme un simple arrière-plan pour leur récit, vous vous concentrez davantage sur la dimension sociale et presque colonialiste liée à ce type de vacances. Dans cette optique, comment s'est déroulé le processus de tournage ? Comment étaient vos interactions ainsi que celles de l'équipe avec les locaux ?

D'abord, il est impossible de tourner en été. Ce que vous voyez dans le film ne correspond pas à ce qui s'est réellement passé lorsque nous étions là-bas. Aucun hôtel n'aurait autorisé un tournage pendant la haute saison. Nous avons donc dû attendre jusqu'à la fin du mois de septembre, voire plus tard. Nous avons aussi décidé de séjourner dans le même hôtel où on tournait. C'était particulièrement intéressant pour les acteurs, parce que, moi, j'étais déjà habituée à ce type d'environnement. Mais les acteurs semblaient avoir une meilleure compréhension du scénario, car jusque-là, ils n'avaient fait que des lectures et des répétitions. Quand ils sont arrivés à l'hôtel, c'était une véritable illumination pour eux. C'était comme si toutes les pièces du puzzle étaient en place. Tourner le film dans le même lieu où nous séjournions était certes fatigant, mais aussi très inspirant. Nous étions en quelque sorte comme des créatures enfermées dans l'univers filmique.

Le personnage principal, Kalia, se trouve à un moment charnière de sa vie. Elle n'est ni jeune, ni véritablement au stade de l'âge moyen. Elle est entre les deux, et le passage irréversible d'un stade à l'autre semble lui provoquer une crise d'existence. Porte-t-elle des influences de votre propre parcours ou de celui de Dimitra Vlagkopoulou ?

J'ai conçu le personnage de Kalia bien avant de décider de travailler avec Dimitra. Ayant collaboré avec elle dans mon premier film, je la connaissais déjà. D'une certaine manière, Kalia représentait pour moi le futur d'Anna, le personnage que Dimitra jouait dans Park. Dans Park, Anna avait 17 ans. Lorsque j'écrivais Animal, j'avais cette vague idée que Kalia pourrait être Anna, 10 ou 15 ans plus tard. Je me demandais ce qu'elle serait devenue. Si elle travaillait dans un hôtel ? L'idée principale était que cette femme avait des rêves, elle aimait danser, performer devant une audience et leur plaire. Mais au fil des années, à cause des conditions de travail, cette vie l'étouffe de plus en plus. Dans le film, on voit qu'elle se sent perdue. Elle n'arrive même pas à distinguer sa personnalité des personnages qu'elle incarne chaque soir. On la rencontre donc à ce moment crucial de sa vie où elle entreprend un énorme voyage à la découverte d'elle-même. Je me sens vraiment connectée à ce personnage en tant que femme. En tant que cinéaste, je suis également passionnée par mon travail. Notre métier dans le cinéma a des similitudes avec celui des animateurs. En tant que cinéaste, nous devons satisfaire notre public, notre équipe et nos acteurs. Peut-être pas de la même manière que Kalia, mais moi aussi je dois être performante : présenter mon film, entrer en contact avec l'audience et répondre aux questions. D'ailleurs, pas seulement avec Kalia : je me suis sentie très proche de tous les animateurs et j'ai voulu montrer tout ce qu’ils faisaient dans les coulisses. Les films auxquels tu fais référence, comme Aftersun, How to Have Sex ? ou la série White Lotus, adoptent le point de vue du touriste dans cet environnement, ce qui est également très intéressant. Mais j'ai trouvé plus émouvant de parler de ces travailleurs qui se cachent derrière cette surface brillante où tout paraît bien. Ils performent, ils ont l'air d'être très heureux. Moi, j'ai voulu ouvrir le rideau et montrer au public ce qui se trouvait derrière.

C'est intéressant que vous fassiez référence aux métiers du cinéma, car on sent qu'il y a une dimension auto-réflexive. Les spectateurs savent que ces animateurs sont amateurs et que tout est très artificiel et kitsch. Tout comme dans le cinéma, où s'opère la suspension de l'incrédulité, ils sont prêts à les ignorer pour prendre du plaisir et s'amuser.

J'ai fait beaucoup de recherches sur les spectacles et les animateurs. Je suis allée dans des hôtels et j'ai regardé tellement de vidéos sur YouTube. En réalité, les spectacles sont encore moins professionnels que ce que l'on voit dans le film. Les costumes dans le film sont trop élaborés, et de tels spectacles comme celui avec les écailles de poisson ne seraient jamais réalisés, car ils nécessitent beaucoup de préparation et de travail. Les spectacles sont donc beaucoup plus simples. Il y aurait du karaoké, de la zumba, de l'aérobic, peut-être un spectacle de magicien ou de stand-up, c'est tout. J'ai essayé de me rapprocher de la réalité. Donc, il y a des moments où tout paraît encore plus simple et plus amateur. Mais en même temps, j'ai inclus des scènes où le spectacle reflète certaines questions et certains thèmes que j'aborde dans mon film. Ces spectacles-là, vous ne les verrez jamais dans un hôtel.

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La relation de Kalia avec son corps est très poignante. Toute sa vie en dépend, mais elle le défie, le maltraite. Elle en arrive même à ignorer complètement ses douleurs, au point de percevoir son corps comme quelque chose qui ne lui appartient pas.

Elle aime son corps et d'ailleurs elle en a besoin à cause de son travail. Son corps est son outil et elle doit livrer une performance avec lui tous les jours. Elle doit danser, chanter, faire toutes ces chorégraphies pour les touristes. Mais au cours du film, elle se rend compte que son meilleur ami, à savoir son corps, devient son plus grand ennemi. Le voyage émotionnel qu'elle entreprend passe aussi par l'autodestruction. Elle est même aliénée de son propre corps. On pense qu'elle en a pris soin, qu'elle est en pleine forme. Elle a l'air très forte avec ses muscles bien définis, mais progressivement, on voit que son corps s'affaiblit. 

Les statues de dieux qui se trouvent sur la plage, ignorées et invisibles aux yeux des touristes, semblent aussi refléter l'état corporel de Kalia.

Ces dieux ont été adorés dans le passé et leurs statues, elles aussi, incarnent une beauté physique. Mais ces statues illustrent également la manière dont notre passé est commercialisé. Dans tous ces sites touristiques, on trouve souvent une décoration ancienne, généralement très kitsch et peu coûteuse. J'ai donc voulu jouer avec la façon dont notre pays est promu dans l'industrie touristique. Dans mon esprit, j'ai imaginé cet endroit avec quelques statues placées sur les rochers ou sur la plage, mais aussi dans la mer. L'idée que certaines d'entre elles se noient et disparaissent dans l'eau me semblait très pertinente pour l'atmosphère du film.

Pourrait-on dire que le conflit dont souffre Kalia vient de l'intérieur d'elle-même ? Car elle aime beaucoup ses collègues, qui sont aussi ses amis, et elle se sent appartenir à cette communauté.

C'est pour cette raison qu'elle le trouve difficile. Sa vie prend tout son sens à travers ce travail qu'elle fait depuis tant d'années et qu'elle aimait beaucoup auparavant. Avec d'autres animateurs, elle forme une petite famille, une communauté étrange. Par conséquent, il est encore plus difficile pour elle d'admettre qu'elle n'est plus heureuse.  C'était très important pour moi d'établir ces relations de tendresse entre les autres personnages et Kalia. Je n'ai pas voulu me concentrer sur les conflits entre eux, bien qu'ils existent. Je voulais qu'il soit clair que l'antagoniste dans le film, c'était le système lui-même, et non pas les personnages.

Ce sens de la communauté et l'absence d'antagonisme constituent les véritables singularités de votre film. Avez-vous imaginé une sorte de microcosme presque utopique de l'Europe ?

La plupart de ces hôtels sont orientés vers certaines nationalités spécifiques, comme les Français, les Allemands ou les Anglais. En général, il y a des animateurs de ces nationalités pour pouvoir discuter plus facilement avec les touristes. Pour mon hôtel, je voulais qu'il soit destiné aux touristes d'Europe de l'Est, compte tenu du nombre important d'immigrants de ces pays en Grèce. Ainsi, nous avons des animateurs grecs, mais aussi des animateurs venant d'Europe de l'Est, tels qu’Eva, Vladimir et Sergey. D'une certaine manière, sans jamais raconter leur passé, je pense que l'on peut sentir que chacun d'entre eux porte sa propre histoire. On ressent qu'ils sont tous partis pour une raison ou une autre et qu'ils se retrouvent là, chacun portant sa solitude. Mais en même temps, ils créent des liens pour exister ensemble. Ils s'adressent des chansons les uns aux autres. Kalia est grecque, mais elle chante quelque chose que ses amis connaissent. Elle sait qu'ils la reconnaîtront. La chanson est donc un moyen de communiquer avec eux. Il y a aussi des chansons qui font partie de leur histoire commune. Ils chantent donc des chansons qu'ils chantaient à l'hôtel et qui évoquent de nombreux souvenirs. De nombreuses nuits, ils ont partagé ces chansons avec le public, mais aussi entre eux.

Ce n'est pas tellement souligné dans le film, mais on sent qu'une connexion existe entre Kalia, Eva et la petite fille. Quelle était votre motivation pour créer trois personnages féminins qui se trouvent à différents stades de leur vie ?

Le premier personnage que j'ai créé était Kalia, une femme trentenaire qui travaille dans cet hôtel depuis de nombreuses années. J'ai également pensé à Mary, la petite fille, mais sans lien avec Kalia. Je voulais que ce groupe d'animateurs soit un peu comme un cirque moderne, où, comme dans les cirques, il y aurait toujours un enfant qui regarde les autres et imite tout ce qu'ils font. Puis, Eva est entrée en scène : une fille de 17 ans qui s'oppose complètement à Kalia. Très jeune, elle ne connaît rien de cet environnement. Je trouvais cela intéressant d'avoir ces deux parcours opposés : l'une veut être acceptée dans cette communauté qui lui est totalement inconnue, et l'autre en fait partie mais veut la quitter. Au lieu de raconter le passé de Kalia à travers des dialogues ou des flashbacks, j'ai imaginé Eva comme une incarnation possible du passé de Kalia, mais pas au sens littéral. Ensuite, je me suis dit que Mary aussi pourrait refléter l'enfance de Kalia. Le scénario était donc construit avec l'idée qu'à la fin du film, les spectateurs auraient vu les parcours de ces trois personnages différents. En même temps, ils auront peut-être ressenti qu'ils ont vu le récit d'un seul personnage à trois moments différents de sa vie. Mais en fin du compte, ces histoires s'unissent autour d'une seule femme, Kalia, qui est le personnage principal du film.

Après avoir introduit ces passés potentiels de Kalia, avez-vous également eu une idée de ce que Kalia allait devenir dans l'avenir ?

Je crois que toute personne qui regardera le film aura sa propre idée sur l'avenir de Kalia. Je ne veux pas partager mon idée, car je préfère que le film reste ouvert. Jusqu'à la fin, j'adopte un point de vue très précis sur ce monde et je le présente au public. Mais après, j'aimerais vraiment que les spectateurs imaginent eux-mêmes, que ce soit un avenir plus optimiste ou plus pessimiste. Chaque possibilité est tout aussi valable. Je ne sais pas si je me dirai « Regardons ce que Kalia deviendra dans dix ans. » Parce que dans Park, j'ai travaillé sur Anna autant que je le voulais. Le protagoniste était un garçon et elle était le personnage secondaire. Il y avait des aspects que je voulais approfondir. Je ne sais pas si j'ai quelque chose de plus à dire sur Kalia. J'ai donné tellement de détails sur ce personnage. Pendant les cinq dernières années, je me suis tellement concentrée sur elle.D'habitude, un environnement m'inspire pour aborder certaines questions sociopolitiques. Dans Park, c'était le village olympique qui a été abandonné après les Jeux olympiques, et dans Animal, ce sont les hôtels all inclusive. Je pense que dans les deux cas, il y a cette obsession des Grecs pour les spectacles. Dans Park, on voit les ruines des Jeux olympiques, car la société grecque s'est complètement effondrée après les JO. Dans Animal, on la voit essayer de survivre encore à travers les spectacles.

Vous avez passé cinq ans avec ces personnages. Ressentez-vous aussi un sentiment similaire à celui qu'ils éprouvent quand l'été se termine et qu'il ne reste personne derrière ?

Oui, j'ai peur de ce moment. Je n'en suis pas encore là, car j'ai terminé le film quelques jours avant Locarno, puis je m'y suis immédiatement rendue. Après Locarno, nous étions en train de travailler sur la bande-annonce, l'affiche, etc., donc il nous restait encore du temps pour la promotion. J'ai donc l'impression qu’Animal n'est pas encore mort, bien qu'il s'en approche. Et j'ai vraiment peur de ce moment. Dans mon premier film, c'était vraiment difficile. Le vide qui survient une fois que le film sur lequel vous travaillez tous les jours est terminé. J'ai l'impression d'être un peu mieux préparée en ce moment. J'essaie donc déjà de me protéger avec d'autres projets en essayant d'écrire le prochain scénario un peu plus rapidement.


Propos recueillis par Öykü Sofuoglu

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