RENCONTRE AVEC LAWRENCE CÔTÉ-COLLINS - “J’aime à dire que la société de consommation, c'est un moule à muffins”

Copyright La Nouvelle Dimension / Film : Bungalow

Sous le vernis du rêve américain

Sous le vernis acidulé du rêve américain, la réalité réserve bien des surprises. En s'imprégnant des codes de la pop culture, Lawrence Côté-Collins montre la banalité d’un couple obsédé par son image et se perdant progressivement dans ses rêves de conte de fées. Après avoir touché au docu-fiction avec Écartée (2016, inédit en France), la cinéaste ose avec Bungalow le mélange des genres entre comédie noire, satire sociale et thriller domestique, pour un résultat des plus savoureux. Le travail de Lawrence Côté-Collins s’inscrit ainsi dans un mouvement global d’émergence d’une nouvelle génération de réalisatrices québécoises inspirées, aux côtés de Monia Chokri, Charlotte Le Bon ou Sophie Dupuis. Rencontre.

Pourquoi avoir choisi comme point de départ les travaux de rénovation d’une maison pour raconter cette histoire autour de la désillusion d’un couple face au rêve américain ?

Au départ, j’avais en tête l’envie de faire un film centré sur les rénovations. J'ai commencé à travailler sur l'écriture en 2015. J’ai moi-même grandi au milieu des travaux. Mes parents achetaient des maisons délabrées pour les rénover avant de les revendre un peu plus cher. C’était dans les années 1980, mais depuis, c’est devenu une véritable mode. Plein d'émissions immobilières ou de décoration à la télévision, par exemple, ont une large audience. Alors je me suis dit : « Attends, il n'y a pas de film de rénovation qui ont été réalisés au Québec » ! Bungalow est le premier du genre. À la sortie du film au Québec, la critique l’a d’ailleurs beaucoup comparé à une comédie américaine avec Tom Hanks, Une baraque à tout casser, sortie dans les années 1980. Ça date ! En tout cas, faire de la rénovation, c'est très éprouvant. On dit souvent que pour mettre son couple à l'épreuve, il faut ou faire des rénovations, ou faire des enfants. Les deux correspondent à des enjeux similaires : ça nous prend beaucoup de temps, ça coûte très cher, et à cause de cela, c’est dur de conserver de l'intimité. Quand tu fais des rénovations dans ta maison, tu n'as pas de confort, tu es fatigué, cela joue sur ton système financier... C'est compliqué de faire des travaux !


Dans le dossier de presse, vous dites que parmi vos sources d’inspiration se trouve aussi un jeu de société : Destin !

Bungalow, c'est un film qui prend pour point de départ la conquête du rêve américain à tout prix, une réussite qui passe par les apparences. J'ai remarqué plus tard que cela ressemblait en effet à Destin. Ce jeu très populaire est basé sur la conquête de l’American Dream, c’est-à-dire pour moi la conquête du bungalow. Le rêve américain, ou plutôt « états-unien », c'est le droit à la réussite pour tout le monde, comme si nous étions tous égaux au départ. Il y a une route à suivre : faire des études, avoir le meilleur salaire possible, avoir accès à la propriété, si possible en banlieue, avoir un terrain, un beau gazon, deux véhicules idéalement, un, puis deux, puis trois enfants, des animaux, un garage… Puis, après l'acquisition de biens, être capable en plus de se payer des voyages. En somme, c’est comme chez Disney : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants ». J’aime à dire que la société de consommation, c'est un moule à muffins. Il faut tous qu'on soit de petits muffins identiques. On n'a pas réellement de choix… Moi-même, je suis une enfant de Disney et j'ai longtemps essayé de rentrer dans ce moule-là. 

Vos héros sont des personnes assez égocentrées, vivant dans le culte de la performance et obsédées par le regard des autres…

Comme tout le monde, en somme ! En tout cas, la plupart des gens qui vivent en banlieue. Personnellement, je m'inspire toujours de ma famille ou de ma vie, et pour ma mère, l'opinion des voisins était extrêmement importante. Qu'est-ce qu’ils vont penser ? Qu'est-ce que la famille va penser ? Qu'est-ce que nos amis vont penser ? Je ne sais même pas si c’est une manière de réfléchir propre aux boomers, car aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, les jeunes ont aussi cette pression : « Qu'est-ce que les amis vont penser ? Est-ce que je vais avoir assez de likes ? » Les apparences sont tellement importantes, donc on met du vernis partout. 

Copyright La Nouvelle Dimension / Film : Bungalow

En effet, Bungalow est en apparence un film très pop, très joyeux visuellement… mais il raconte des choses extrêmement violentes socialement. Cette violence était omniprésente dès le départ dans ce projet ? 

Oui, la violence est présente dans toutes les couches du film. Il y a de la violence physique, psychologique, il y a de la violence familiale, il y a de la violence dans la sexualité du couple aussi, où la tendresse est absente. J’ai beaucoup fait passer cette violence par le dialogue, car la violence psychologique est verbale. Elle est partout dans notre vie au point que, comme les personnages, on ne s'en rende plus compte. En fait, on se construit dans une vie qui est violente. Mes personnages se créent leur propre prison via leur endettement, par exemple. Globalement, le capitalisme est une monstrueuse prison mondiale. La moitié de la planète souffre pour fabriquer des objets insignifiants pour l'autre moitié de la planète. La majorité de ce qu'on possède ne sert à rien ou on n'en a pas besoin. 


Votre film, d’ailleurs, répond en ce sens à une esthétique de l’accumulation… Accumulation physique, avec les objets plus ou moins utiles qui s’entassent dans le domicile du couple, et accumulation psychique avec les problèmes qui s’enchaînent mois après mois, qu’ils soient d’ordre familial, économique, sexuel ou professionnel.

Oui, tout est dans l'excès. L'excès, les obsessions, l'accumulation. Dans le film, le couple est issu de la classe populaire, mais tous deux se comportent comme des nouveaux riches. Pour eux, avec l'argent puis la conquête de la réussite viennent forcément la démesure et l'accumulation de biens. Comme la plupart des gens, ils accumulent donc des choses pour se donner l’impression d’avoir réussi leur vie. Mes personnages représentent un couple très ordinaire au milieu d’un système de mondialisation.

Quelque chose que j’aime beaucoup dans Bungalow, c’est votre manière de filmer les hommes. Jonathan est montré comme un être un peu impuissant, même s'il est dans le culte de la masculinité performative. C’est une représentation du masculin qu’on voit peu au cinéma.

Au niveau des apparences, on est dans une société patriarcale où l'homme domine. Cependant, souvent, dans les maisons, dans l'intimité, c'est la femme qui domine, mais c'est caché. Moi, j'aime faire des drames cachés, parce que les grands drames se vivent dans les maisons à l'abri des regards, derrière les rideaux fermés. On parle beaucoup de la violence des hommes sur les femmes, mais il y a énormément de femmes violentes envers les hommes. Sara est dure avec lui. Même si ce n'est pas un film sur la violence conjugale, c'est une femme brutale verbalement, psychologiquement. Sa mère agit aussi de la sorte. On ne s'en rend pas compte, mais on a beaucoup grandi dans la violence de nos parents, qui eux-mêmes ont grandi dans la violence de leurs parents. C'est un grand classique, les mères violentes et désagréables avec leurs filles. Presque toutes mes amies ont des problèmes relationnels avec leur mère. Jonathan, de son côté, c'est juste un mec normal. Il y en a beaucoup, des gars sensibles qui cachent leurs émotions. Les hommes au cinéma sont toujours présentés comme des super-héros, des gars qui bandent super bien, qui réussissent leur vie, qui ont de l'argent. Mais la réalité, ce n'est pas celle-là. Des garçons ou des hommes ordinaires, des gars qui n'ont pas confiance en eux, qui n'ont pas beaucoup de compétences ou de qualifications, il y en a plein ! 

Mais au cinéma, en effet, on les voit peu. Je trouve justement que le cinéma québécois contemporain est en avance sur ce sujet. On peut citer par exemple le cinéma de Sophie Dupuis et son très beau Souterrains (film centré sur un  groupe de mineurs).

 Un truc drôle, c’est que Sophie Dupuis et moi, on met toujours des pénis dans nos cinémas ! Dans nos films, on voit le sexe masculin. Dans Souterrains, il y a une belle scène dans des vestiaires avec des hommes qui prennent une douche et discutent tranquillement. Ça, c'est possible parce que ce sont des femmes qui font ces films. On voit des fesses et des seins de femmes au cinéma depuis toujours. Et là, c'est notre revanche. On met les hommes à nu parce qu'on a tellement été traitées comme des objets, depuis longtemps, au cinéma que là, quelques femmes, tout d'un coup, présentent l'homme autrement, comme un être vulnérable, avec des limites, des difficultés. C'est ça, la vie. C'est juste que le cinéma a longtemps été dominé par les hommes. À Hollywood, c'est encore ça. La bataille n'est pas gagnée. Nous ne sommes que dans les balbutiements de la revanche des femmes dans l'industrie du cinéma.

Copyright La Nouvelle Dimension / Film : Bungalow

Au-delà de votre carrière de réalisatrice de fiction, vous avez aussi eu une carrière parallèle en réalisant des émissions de téléréalité. Dans Bungalow, vous jouez d’ailleurs de ces codes dans une séquence hilarante parodiant l’émission D&CO. Pourquoi avoir voulu ajouter de la télé à votre cinéma ? 

Au Québec, on gagne rarement sa vie en faisant à 100 % du cinéma. Pour payer le loyer, on mène une sorte de double vie, et personnellement, j'ai toujours travaillé à la télévision et fait du court-métrage plus underground à côté. J'ai réalisé plus de 250 émissions, notamment pour la version canadienne d’Un dîner presque parfait, des programmes de mariage et des magazines de « télé-déco ». Je suis une enfant de la télé. Pour moi, c'est un privilège et un réel bonheur d’y travailler. Mais on m'a souvent réduite à ça, stigmatisée… J’étais comme assise entre deux chaises. Moi, j'ai toujours défendu le droit d'exister sous toutes les couleurs. J'ai ainsi trouvé intéressant d'emmener la télévision dans un film d’auteur, et pas seulement dans la scène que vous citez. Même dans mes journées de tournage, j'ai organisé mes horaires comme en télé, j'ai pris des caméras, de l’éclairage et des micros de télé. Cela a confronté des gens sur le plateau, parce que la façon de travailler n'est pas du tout la même qu’en cinéma. Je souhaitais par ailleurs faire du cinéma d'auteur différent, un film qui s’adresse aussi au public d’Un dîner presque parfait. C’est pour ça que j’ai fait appel à des stars du petit écran, en me disant que si les gens sont réfractaires à la découverte d’un cinéma plus original, le fait de voir des vedettes qu’ils aiment et connaissent bien va les attirer en salles. 

Parler de télévision me fait revenir à la question de la violence sociale, car la séquence « téléréalité » induit vraiment cela.

Tout à fait, la présence des caméras est violente parce que la télévision capitalise sur la misère des gens pour faire de l’audience. J’ai voulu montrer cette culture du misérabilisme. Pour revenir à l’omniprésence de la violence dans Bungalow, c’est aussi lié aux représentations avec lesquelles j’ai grandi. Le cinéma qu'on consomme est très violent. Dans les blockbusters américains, il y a toujours des fusils, des bombes, des bastons... Les femmes, elles, ont été agressées au cinéma depuis des décennies. Il a fallu attendre le Wonder Woman de Patty Jenkins pour voir enfin le premier film de super-héros fait par une femme avec une femme qui sauve le monde grâce à ses super-pouvoirs, et dans lequel il n'y a pas de sexualité. 

Est-ce que le cinéma canadien, dont on voit depuis quelques années l'émergence d’une vague  de jeunes cinéastes (Monia Chokri, Charlotte Le Bon, Geneviève Albert, Sophie Dupuis, Myriam Verreault…),  est plus à l’avant-garde sur cette question des représentations de personnages féminins et du female gaze que vous évoquez ? 

Pour moi, c’est vraiment le mouvement #MeToo qui a fait une différence de façon mondiale. Je ne sais pas où vous en êtes en France, mais au Québec maintenant, il y a des quotas pour le financement et les dépôts de films. Des lois ont été adoptées, car nous sommes au Canada sur un modèle de financement public. Maintenant, quand les maisons de production veulent déposer des films, elles sont obligées de proposer un projet d'homme et un projet de femme. 50-50. Ils peuvent éventuellement proposer deux projets de femmes, mais pas deux projets d'hommes. On fait aussi plus de place à la diversité ethnique, aux handicapés, à la neurodiversité, à la diversité sexuelle. On essaye de ratisser large parce que le cinéma a appartenu aux hommes blancs hétéronormatifs depuis toujours. Le cinéma était fait par des hommes pour des hommes. Heureusement, c'est en train de changer.

Une histoire d'amour entre femmes, c'était aussi présent dans votre premier film (Écartée, 2016, inédit en France). Est-ce que votre cinéma pourrait s'apparenter aussi à un queer gaze en plus d'un female gaze ?

Oui. Moi, je suis queer. J'ai toujours été avec des hommes et des femmes. Des fois, j'ai même aimé plus d'une personne en même temps. Quand je fais du cinéma, je parle d’abord de moi. Toutes mes histoires partent de ce que je vis. Je n'ai pas le goût de raconter du cinéma hétéronormatif. Déjà parce que, de un, on ne voit que ça ! À l'époque, quand j'ai eu ma première copine, vers 19 ans, je me rappelle avoir été dans un vidéo-club où on avait loué les deux seules cassettes de films qui parlaient de l'amour féminin. Les deux seuls films lesbiens dans tout le vidéo-club ! L'amour féminin au cinéma est très sous-représenté. En fait, tout ce qui touche à l'univers de la sexualité des femmes, si ce n'est pas de l'agression ou du ridicule, est sous-représenté. J’ai beau avoir regardé des films toute ma vie, des femmes qui s’embrassent au cinéma, font l'amour ou flirtent ensemble, eh bien je n'en ai pas vu beaucoup… Et j'en ai beaucoup cherché. J’ai vraiment ressenti ce manque de représentation dans ma vie. J'ai longtemps été stigmatisée en tant que femme bisexuelle. Quand j'étais avec une femme et que je me tenais dans des cercles un peu plus lesbiens, on me détestait parce que j'étais une traître à coucher encore avec des garçons. Puis, quand je sortais avec un garçon, si je parlais du fait que j'aimais les femmes, j'étais quelqu'un qui cherchait de l'attention ou un bon plan cul pour un truc à trois. Du côté des hommes comme des femmes, j'étais toujours un peu violentée. J'ai vécu beaucoup de violences et de stigmatisation dans ma sexualité, dans ma vie, de tous les côtés. Donc, forcément, j'ai envie de mettre cette sexualité aujourd’hui en avant dans mon cinéma parce que les femmes différentes manquent vraiment de modèles. Parfois on me demande encore : « Pourquoi avoir besoin de mettre dans ta bio que tu es queer ? C'est quoi, l'intérêt de nous parler de ta sexualité ? » Parce qu'il faut s'adresser à cette communauté qui cherche elle aussi à se reconnaître à travers des personnages de fiction. C’est important.

 

Propos recueillis par Alicia ARPAIA

13 novembre 2023 dans le cadre du Festival Panorama à Port-Saint-Louis-du-Rhône.

Bungalow

Réalisé par De Lawrence Côté-Collins

Écrit par Alexandre Auger, Lawrence Côté-Collins

Avec Guillaume Cyr, Sonai Cordeau, Geneviève Schmidt…

Canada, 2022

Sarah et Jonathan achètent une petite maison de banlieue à rénover pour en faire l’habitation de leurs rêves. Les mauvaises décisions, le manque d’argent et les mensonges poussent le couple à franchir des zones extrêmes. Leur vie se transforme en cauchemar. Jusqu'où iront-ils pour sauver leur amour et les apparences ?

En salles françaises le 6 décembre.

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