RENCONTRE AVEC IRIS BREY - “J’ai pu arriver au cinéma grâce à toutes ces femmes”

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On ne présente plus Iris Brey, journaliste et chercheuse en cinéma, qui a importé en France les travaux de Laura Mulvey et popularisé le concept de female gaze à la publication de son essai Le Regard féminin, une révolution à l’écran en 2020. Cette année, elle passe derrière la caméra pour réaliser Split, sa première série diffusée sur France TV.Slash, où une comédienne et sa cascadeuse tombent amoureuses en plein tournage. Entre romance lesbienne et réflexion sur la sortie de l’hétérosexualité, elle y infuse également une multitude de références sur les femmes oubliées de l’histoire. Rencontre avec la réalisatrice, à l’occasion de la première diffusion de Split pendant le Festival Chéries-Chéris.

Peux-tu me raconter l’origine de ton projet, et les intentions que tu avais pour réaliser ta série ?

J’avais l’ambition de faire une série où on remarquerait la mise en scène. J’avais envie de faire une série féministe, qui pourrait véhiculer des valeurs positives autour d’un couple lesbien, et que ce soit une dramédie, un drame avec beaucoup de joie. Je n’avais pas beaucoup d’expérience de plateau, mais j’avais envie d’une équipe de collaboratrices, avec qui on pourrait penser ensemble et créer ensemble. Cela a été le cas, et cela a été les trois semaines les plus joyeuses de ma vie.

Comment s’est monté le projet en ce qui concerne la production et le financement ?

J’ai commencé à développer cette série pour Canal+ Décalé, et finalement, on est allées chez France TV Slash. C’est ce qu’on appelle des laboratoires, on prend des gens qui n’ont pas beaucoup d’expérience et on leur donne peu d’argent pour expérimenter des choses. La série a été financée par France Télévisions, ce qui est très classique, c’est le diffuseur qui donne la plupart de l’argent. Il y a eu aussi une part du COSIP (Compte de soutien aux industries de programme), du CNC… Au total, on a eu 800 000 euros.

Le cadre de l’intrigue est un biopic sur l’actrice Musidora. Il y a beaucoup de références d’autrices, de réalisatrices… Est-ce que tu voyais ce projet comme un support pour diffuser le matrimoine ?

Bien sûr ! Quand on a la chance de pouvoir créer un objet, c’est le moment de pouvoir citer d’autres femmes qui ont été importantes dans la réflexion féministe ou dans le cinéma. J’ai pu arriver au cinéma grâce à toutes ces femmes, et j’avais envie de pouvoir les mettre en lumière, parfois en clin d’œil, parfois de manière plus soutenue. On m’a beaucoup dit que ça allait être excluant, au contraire, pour moi c’était inclusif !
Les remettre en avant, c’est important pour toute une nouvelle génération. Celles qui pourront reconnaître les clins d'œil se sentiront vues par la série, et pour les autres, peut-être que ça pourra aiguiser leur curiosité. La transmission d'œuvres de femmes n’a pas été faite, dans notre société et dans notre culture, je m’en suis rendu compte en écrivant Le Regard féminin. Quand on écrit un livre sur l’invisibilisation des femmes cinéastes, on n’a qu’une envie, c’est de pouvoir les remettre en avant.

Il y a une part de didactique à plusieurs niveaux, sur le matrimoine, ou sur les questions de sexualité ou de l’hétérosexualité comme système… Est-ce que tu imaginais un public particulier pour ta série ? La nouvelle génération, par exemple ?

Non, je ne pensais pas à la génération plus jeune. Je voyais bien que les personnes qui lisaient ma série parmi les décisionnaires ne comprenaient pas certaines choses. Ces idées circulent déjà dans les milieux féministes grâce aux écrits de Virginie Despentes, Paul Preciado, autour de l’hétérosexualité comme régime social et politique. Et ça, j’ai envie qu’on puisse l’entendre, car ce sont des idées énormes pour des personnes qui n’y ont jamais réfléchi. Même si la génération qui arrive est beaucoup plus déconstruite que la mienne, beaucoup plus imprégnée des notions de consentement et d’égalité, j’avais quand même envie que ces choses-là soient dites, même si ça constitue deux phrases, une scène, car sinon ce sont des idées qui n’existent pas. Pour moi, l’antagoniste de Split, c’était le patriarcat, mais c’est quelque chose qui ne s’incarne jamais dans une personne.C’est très difficile de représenter un système, surtout quand je veux montrer deux héroïnes qui en sortent. C’était important pour moi de faire comprendre que ce système existe, et que sortir de l’hétérosexualité, c’est aussi sortir de ce système. 

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Pour en revenir à tes deux actrices, Jehnny Beth et Alma Jodorowsky, c’est assez drôle, car on dirait qu’il y a une inversion : le fait que ce soit Jehnny Beth qui joue l’actrice principale et Alma la cascadeuse, alors que celle-ci semble plus frêle. Il y a aussi cette affiche où on voit au premier plan le biceps de Jehnny… Cette inversion, c’est un choix de ta part ?

À vrai dire, Alma n’est pas du tout plus frêle que Jehnny ! Le personnage d’Eve (Jehnny) est un personnage lesbien dans la série, et je voulais que ce soit une comédienne lesbienne ou bisexuelle qui la joue. Je ne me suis jamais projetée dans l’inverse : quand j’ai rencontré Jehnny, elle avait une telle aura, elle dégageait une telle force... Et sur scène c’est une star, elle transcende la foule ! Je la voyais vraiment comme quelqu’un qui pouvait avoir ce charisme. Alma est quelqu’un qui observe beaucoup, et le rôle de cascadeuse, c’est de la reproduction de gestes, c’est de l’attention, de l’adaptation… Je ne me suis jamais posé la question de l’inversion, c’était évident qu’Alma pouvait jouer une cascadeuse. Mais j’ai eu des réflexions autour de cette question, et je trouve ça intéressant, cela raconte beaucoup de nos attentes et de nos stéréotypes !

Comment as-tu écrit le personnage du copain, Natan ? C’est le seul personnage masculin central de l’histoire, comment ne pas en faire un antagoniste, tout en l’ancrant dans ces questionnements sur l'hétérosexualité ?

Cela aurait été très facile d’en faire un antagoniste, parce que cela aurait donné une autre dynamique à plein de scènes. Avec Clémence Madeleine-Perdrillat, ma coscénariste, je me suis battue pour faire une série où il y ait très peu de conflits externes. Il y a beaucoup de conflits internes, et je voulais que le personnage de Nathan soit aussi complexe que les personnages féminins, donc on a beaucoup travaillé sa notion de double. Sans trop en dire, il vit avec un double à un endroit, c’est une personne racisée qui connaît l’expérience sociale de faire partie d’une minorité dans une société raciste et lesbophobe. Donc je me disais qu’il y avait un endroit de colère chez lui, mais aussi de tendresse.
Je ne voulais pas que la dynamique soit la jalousie ou la rivalité, je voulais vraiment enlever toutes ces choses du scénario qui sont notre base pour écrire : on nous apprend que la dramaturgie, c’est le conflit, et je ne voulais vraiment pas l’utiliser. Je voulais que ce soit quelqu’un qui soit attentif à ce qui se passe, et qui décide de ne pas rester aveugle, de regarder en face le fait que la femme qu’il aime est en train de tomber amoureuse. Je voulais que ce soit douloureux pour lui, mais qu’il ne s’oppose pas à cet amour. Il y a évidemment un endroit d’utopie, mais avec la scène de fin, on comprend qu’on peut faire famille sans enfants, et être dans un endroit de générosité pour s’accompagner les uns les autres.
Je ne voulais pas non plus en faire un antiféministe, je ne voulais pas qu’il y ait d’hommes qui soient des gros machos, je savais qu’on allait me taper dessus si je faisais ça. Au début, le rôle du réalisateur sur le plateau devait être un homme, et je me suis dit qu’on allait plutôt montrer une femme qui est aussi désagréable, et qui, elle, ne veut pas voir.

La question de la coordination d’intimité est au centre de la série et du documentaire Sex is comedy d’Edith Chapin qui l’accompagne. Pourquoi placer dans ton récit cette notion de coordination d’intimité qui est très présente, même entre tes personnages principaux ? J’imagine qu’il y a aussi une notion de didactique ?

Ce n’est pas du tout du didactisme, je voulais que le moment de bascule entre Eve et Anna soit un moment de soin. Je voulais qu’elles prennent soin l’une de l’autre et que l’érotisme découle de ça ; c’est quelque chose qu’on n’attribue jamais à une dynamique érotique. Je voulais montrer une scène où le personnage d’Anna voit que celui d’Eve ne va pas bien et décide de la regarder – et toute la série est autour de qui regarde quoi et comment. De la même manière, la première fois qu’elles se touchent, c’est autour d’un bleu d’Anna sur sa jambe (j’avais aussi Le bleu est une couleur chaude en tête), mais je voulais qu’elles se regardent dans une dynamique qui n’était pas l'objectification, mais le soin.
La coordination d’intimité me paraissait très naturelle, car je savais que les scènes d’intimité étaient des endroits de danger. Pas seulement pour les comédiennes, pour moi aussi, et cela peut rendre tout un plateau très vulnérable. Cela me paraissait normal d’être accompagnée à cet endroit-là pour que personne ne se blesse. Ce sont des endroits de très grande mise en scène, presque plus que pour la cascade : on ne peut pas faire sauter quelqu’un de très haut, surtout quand on n’a pas d’argent et qu’on n'a pas grand-chose d’autre qu’un matelas gonflable ! Alors que pour les scènes d’intimité, j’avais clairement en tête les actes, ce qu’ils représentaient. Or, les explorer avec les comédiennes, la coordinatrice d’intimité et ma cheffe opératrice, c’est du travail de mise en scène : comment on chorégraphie les corps, comment on les cadre...
On avait envie de pouvoir explorer notre grammaire, et cela prend du temps. Je ne vois pas comment on peut arriver sur un plateau et dire : “Là, vous allez vous embrasser”. Cela fait vraiment partie de dynamiques de scène qui demandent une grande précision. Cela a été des moments où j’ai vu Alma et Jehnny rentrer dans leur personnage, cela leur a permis de comprendre comment leur personnage avait envie d’être touché, embrassé… Même pour nous, ce sont des questions énormes !

Dans le documentaire, tu racontes avoir été testée par la difficulté de travailler avec une coordinatrice d’intimité. Peux-tu m’en dire un peu plus ?

C’est lié à une économie. Ce que je n’avais pas mesuré, c’était le temps que ça allait me prendre. Cela demande énormément de temps en amont de parler, d’expliquer ce qu’on essaie de faire, pourquoi on veut le faire, poser des limites, toujours questionner ces limites… Je me faisais des journées où je travaillais 15 heures ou 18 heures, et on devait en plus passer une heure à répéter à nouveau ces limites. Parfois on est épuisé, on n’en peut plus, et comme ce travail n’est pas prévu dans les temps de tournage, cela m’a pris beaucoup plus de temps. Avec la première assistante, c’était de grosses questions : on se disait que telle scène allait nous prendre 4 heures de travail au lieu de 2, il fallait donc que je sacrifie une autre scène. Mettre le soin en premier sur un plateau, c’est très difficile, parce qu’on veut tous faire sauter ça en premier pour des questions économiques. C’est là que je me sentais testée, je voyais bien qu’il y avait parfois un peu d’agacement de ma part, comme de la part de l’assistante ou des comédiennes. Par exemple, au moment de tourner une scène, une des comédiennes, n’a plus voulu faire un geste sur lequel on s’était mis d’accord pendant les ateliers. Il a fallu repenser toute la scène et être extrêmement rapide et efficace. On n’a pas été éduqué à mettre au premier plan le fait de se remettre en question, de changer tout un plan pour le bien-être.

Tu as le sentiment que c’est quelque chose qui pourrait être mieux géré si c’était prévu en matière de salaire, d’heures de tournage ?

Bien sûr ! Je suis allée voir le CNC en leur demandant si on pouvait avoir un bonus, parce que ça prend du temps de préparation et de tournage, donc de l’argent. Quand on fait ce choix, on ne nous donne pas de l’argent en plus ou des jours de tournage en plus, donc on a l’impression de devoir sacrifier quelque chose pour bien faire… Évidemment, on m’a dit non, mais je l’ai quand même tenté, parce que prendre en compte l’aspect financier pourrait être un cercle vraiment vertueux. Cela prend du temps d’écouter les gens, de ne pas faire des choses qui peuvent être destructrices.

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Paloma Garcia Martens, ta coordinatrice d’intimité, c’est quelqu’un que tu avais démarché toi-même ?

Oui, elle est belge et elle s’est formée aux États-Unis pendant le covid. J’avais écouté plusieurs de ses interviews et son approche m’intéressait vraiment, car son travail est un exercice proche du théâtre ; et comme je n’ai pas de formation pour diriger mes acteurs, ça m’a donné plein de pistes. Je ne voulais pas psychologiser les personnages, mais parler d’action et de leurs corps, donc ça m’a beaucoup aidée à poser les mots, et à trouver un langage commun avec Jehnny et Alma. Cela crée aussi un lien de confiance : entre les deux comédiennes, la cheffe opératrice, l’assistante. Le fait qu’on ait réfléchi ensemble nous a fait gagner du temps. Elles ont aussi senti que je faisais attention à elles, et on leur a donné un droit de regard sur ces scènes.
Cela crée une autre dynamique sur un plateau parce qu’elles savent que rien ne va leur être volé. Sur un plateau, on pourrait leur voler quelque chose de naturaliste ; moi, ça ne m’intéressait pas. Cela crée une dynamique autre de savoir que tout le monde est très au clair sur ce que cela va donner, parce qu’on regardait tous les rushes avait de refaire des scènes, cela crée des liens de confiance. Et ça permet de rire aussi ! Il y a des moments de grand stress, mais par exemple, pendant la scène de squirt, on a énormément ri, on était des groupes de filles assises à se demander si c’était assez liquide ou pas… On relâchait la pression de devoir être efficaces.
Il y a aussi eu des moments d’émotion. Quand la coordinatrice d’intimité m’a appris le nombre de scènes d’intimité qu’il y avait dans la série, on pense à l’intimité du sexe, mais elle me disait qu’elle pourrait être là tous les jours ! Si tu réfléchis aux techniciennes qui assistent à beaucoup de scènes autour de grossesses, d’avortements, de fausses couches ou même de deuil, c’est un endroit où on a toutes été concernées de près ou de loin. C’est juste une manière de dire : “Si jamais il y a ce besoin, on y a pensé et on est là”, sans être trop intrusif. On parle beaucoup des comédiennes, mais les techniciennes et techniciens sont aussi beaucoup touchés par ces scènes, c’est une énergie qu’on ressent beaucoup sur un plateau. L’épuisement des comédiennes se voit, et on y est très attentifs, mais je sentais aussi parfois l’épuisement des techniciennes. 

Pour revenir à la fiction, peux-tu parler de tes références ? À propos de la question des regards, je pense évidemment au Portrait de la jeune fille en feu, tu mentionnais aussi Le bleu est une couleur chaude

En matière d’images et de scènes de sexe, c’était The Watermelon Woman de Cheryl Dunye, et Go Fish de Rose Troche, des films qui circulent assez peu. J’avais aussi une clé usb avec ces films dessus, qui pouvaient circuler dans l’équipe si besoin, et beaucoup de références visuelles. Germaine Dulac est vraiment quelqu’un d’important pour moi concernant l’idée de créer des images surréalistes. En utilisant le split-screen, je voulais donner aux spectateurs une part d’agentivité : qu’eux-mêmes décident de regarder la case qu’ils souhaitent regarder, et que la série leur appartienne. Cela vient de mes réflexions sur le regard féminin. C’est un regard inclusif, cela signifie aussi regarder les personnes qui regardent la série.
Il y a beaucoup de questions de miroirs et de dédoublements, et je pensais aussi au miroir des personnes qui nous regardent. Cela vient vraiment du cinéma surréaliste de Germaine Dulac. Il y a aussi beaucoup de David Lynch ; en fait, on est plus sur Mulholland Drive que Portrait de la jeune fille en feu ! Je pense aussi à Cocteau avec le décor du château, Jacques Demy, mentionné avec le sifflement de Nathan, qui est celui de Peau d’Âne… Jacqueline Audry avec Olivia, évidemment, et il y a aussi des petites références : l’assistante de l’habilleuse s’appelle Alice, pour Alice Guy, et il y a une scène avec une sucette où on voit son ventre pour rappeler Madame a des envies… Ou Extase, qui est le premier film où on voit une jouissance féminine. Ces petites références me permettent de dire aux comédiennes, même celles avec de petits rôles, pour qui elles jouent. Cela leur donne une épaisseur. Et évidemment, Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos, tout le cinéma documentaire des années 1970. Il y a des clins d'œil tout le temps, parce qu’il faut que ce soit aussi ludique, presque comme un jeu de piste.

Propos recueillis par Mariana Agier



Split

Réalisé par Iris Brey

Ecrit par Iris Brey, Clémence Madeleine-Perdrillat

Avec Jehnny Beth, Alma Jodorowsky, Ralph Amoussou

France, 2023

Sur le tournage d’un film, Anna, une cascadeuse de 30 ans, tombe amoureuse de la star qu’elle double. Elle, qui se pensait heureuse dans son couple, va-t-elle avoir le courage de sortir de l’hétérosexualité pour se confronter à ce désir bouleversant ?

Sur France TV.Slash le 24 novembre

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