RENCONTRE AVEC CELINE SONG — “On peut ressentir vingt-quatre ans s'écouler en une seconde”

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Présenté à la Berlinale en début d'année, Nos vies d'avant de Celine Song est rapidement devenu le coup de cœur de cinéphiles dans le monde entier, lui valant ainsi de nombreuses nominations qui pourraient probablement mener aux Oscars. À l'occasion de sa sortie française, nous avons eu l'opportunité de discuter avec la réalisatrice.

Le premier long métrage de Celine Song explore le concept d’« inyeon » : un mot propre à la langue coréenne qui évoque les liens unissant deux personnes au cours de leur vie. Même entre deux étrangers qui se frôlent par accident en traversant la rue, il existe de l’inyeon, suggère le film. Lors de notre entretien avec la cinéaste, où je l'interroge sur l’amour, l’immigration et les rêves dans des langues étrangères, je ne peux m'empêcher de réfléchir à nos propres inyeons, s'ils existent. L'énergie de Song est bien plus abondante que celle de Nora, le personnage principal de son film semi-autobiographique. Le fait que notre échange ne dure qu’une vingtaine de minutes nous amène toutes deux à penser au temps qui passe. Puis quelqu’un frappe à la porte, et Song apprend que son film a obtenu 5 nominations aux Spirit Awards. Nous nous réjouissons ensemble, partageant ce moment éphémère mais significatif. Impossible pour moi de ne pas le considérer comme une autre manifestation d’inyeon. L’interview terminée, je la quitte en me demandant ce que nous étions l'une pour l'autre dans nos vies d’avant…

Commençons par la scène d'ouverture, l'une des parties les plus intrigantes du film. En observant nos trois personnages d'un point de vue extérieur et anonyme, le film semble nous rappeler notre position vis-à-vis de cette histoire qui t'appartient. C'est comme si tu nous disais « Venez, vous pouvez entrer » et ouvrais ton propre monde.

J'ai l'impression qu'il s'agit véritablement d'une invitation au public pour l'impliquer dans l'histoire, comme si celui-ci devenait le détective de ce mystère, cherchant à comprendre qui sont ces trois personnes et comment elles sont liées les unes aux autres. Tout le projet est né d'un moment similaire de ma vie où j'étais dans un bar très tard dans la nuit. J'étais assise entre mon amour de jeunesse, venu de Corée du Sud me rendre visite, et mon mari, avec qui je vis à New York. Je faisais la traduction entre ces deux personnes, à la fois de la culture et de la langue. Mais en plus, je m’étais rendu compte que j'étais également assise entre mon passé, mon présent et mon futur et que je traduisais également entre des parties de ma propre existence et histoire. Je pense que c'est ce sentiment particulier qui a vraiment inspiré tout le film et surtout, à ce moment-là, je me souviens d'avoir regardé autour du bar et d'avoir vu que quelqu'un nous regardait. Il était clair pour moi que cette personne essayait de comprendre qui nous étions l'un pour l'autre, parce que nous formions un trio si étrange. D’abord, je me suis dit : « Oh, tu ne pourras jamais deviner qui nous sommes », et puis : « Tiens, et si je te le racontais vraiment ? Sans faire court ou en simplifiant les choses, mais en expliquant vraiment ce que je ressens en étant ici, assise entre deux parties de mon existence. » 

Tu as suivi une formation en théâtre et tu as été impliquée dans la production théâtrale pendant assez longtemps. Qu'est-ce qui t'a décidée à raconter cette histoire à travers le cinéma ?

J'ai travaillé comme dramaturge pendant dix ans et je sais qu'au théâtre, le temps et l'espace sont figuratifs, tandis qu'au cinéma, le temps et l'espace sont représentés de façon littérale. Ce qui est certain dans ce film, c'est qu'il n'y a pas de méchant dans l’histoire. S'il y en avait un, ce seraient les vingt-quatre années et l’océan Pacifique qui séparent les personnages. Il y a quelque chose de très authentique dans la manière dont le temps et l'espace sont traités dans le film, et cela devait être compris de manière littérale. Donc, Séoul et New York devaient exister et être à la fois très différents et identiques, tout comme les enfants de 12 ans et les acteurs de près de 40 ans devaient coexister en tant que mêmes personnages. Autrement dit, la façon dont le temps et l’espace changent littéralement était une partie très importante de la narration et des personnages. J’ai donc décidé que cette histoire, qui s'étend sur des décennies et des continents, devait être racontée de façon cinématographique et non à travers le théâtre.

Penses-tu qu’il y a quand même des dimensions théâtrales dans ton approche ?

Absolument. Quand Nora se tourne vers le public dans la scène d’ouverture dont nous venons de parler, c'est un très bon exemple de la façon dont le théâtre peut se glisser dans ce type particulier de narration. Bien sûr, cela arrive parfois aussi au cinéma, mais c'est une astuce théâtrale aussi vieille que le théâtre lui-même. Elle ne prononce pas de dialogue, mais c'est un peu comme un soliloque. Comme s’il s’agit d’un secret que le personnage partage avec le public.

Dans le film, on suit Nora et Hae Sung à travers trois périodes différentes de leur vie, et à chaque fois, on les retrouve transformés. Cependant, on ne voit jamais comment ces changements se sont produits. Pourrais-tu en dire plus sur ce choix narratif et temporel ?

Même si l'histoire s'étend sur une période de vingt-quatre ans, il est impossible de réaliser un film qui durerait vingt-quatre ans. D'une part, il y a le temps objectif. En ce moment même, on voit le temps qui passe sur l'horloge. Mais il y a aussi le temps subjectif, c'est-à-dire la manière dont on fait l'expérience de la durée. Ainsi, on peut ressentir vingt-quatre ans s'écouler en une seconde, tandis qu'ailleurs, deux minutes peuvent nous sembler une éternité. C'est exactement la façon dont le temps est vécu dans le film.

Le sentiment d’aliénation et de distance que l'on éprouve envers Nora et Hae Sung se reflète en quelque sorte dans ce qu’ils ressentent dans leur relation.

En effet, l’histoire est centrée sur la relation entre Nora et Hae Sung. Donc, quand ils ne se voient pas, tout ce qu’ils vivent n’a pas d’importance d’un point de vue narratif.

Nos vies d’avant s’inspire de ta vie et d’une vraie histoire que tu as vécue avec ton mari et ton ami d’enfance. Comment as-tu élaboré les limites et les différences entre Nora et toi ainsi que le monde fictif et ta propre réalité ?

L'impulsion initiale était, bien sûr, cette expérience personnelle très étonnante. Mais en écrivant un scénario, j’ai soumis tout ce que j’ai vécu à un processus d’objectivation. Le scénario, c’est un objet destiné à attirer des personnes prêtes à payer pour le concrétiser. Lorsque l’on fait un film, des centaines de personnes viennent participer à l’élaboration, ce qui y ajoute un autre niveau d’objectivation. Puis, j’ai mes acteurs. Je ne leur ai pas demandé de recréer quelque chose qui existe déjà, mais de m’accompagner pour trouver les personnages de Nora, Hae Sung et Arthur. Ainsi, après tous ces niveaux d’objectivation, on a finalement un film que tu peux aller voir dans une salle de cinéma. D’ailleurs, le film est sorti en France relativement tard par rapport aux autres marchés, mais ce qui m’a beaucoup touchée, c’est le fait que, pendant toute l’année où le film est sorti, partout dans le monde, il y ait eu tellement de gens dans le monde qui se soient sentis très personnellement liés à l’histoire. 

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Il y a pas mal de gens qui comparent Nos vies d’avant à Aftersun, étant donné que tous les deux sont des premiers films et contiennent des dimensions autobiographiques. Il y a quelques mois, j’ai demandé à Charlotte Wells comment elle gérait le poids émotionnel que les spectateurs lui conféraient chaque fois qu’ils voulaient partager avec elle leurs propres histoires. Elle était assez fatiguée et bouleversée par cela. Comment as-tu vécu ce sentiment de vulnérabilité lorsque tu t’ouvres toi-même à l’audience, pour finalement héberger les vulnérabilités des autres ?

C’est très charmant, parce que, peu importe où je vais et même si je ne parle pas la langue du public, ils veulent tous me parler de leurs expériences. Je suis probablement la cinéaste qui a le plus d’histoires sur les amours de jeunesse d’inconnus. En partie, oui, il y a de la vulnérabilité, mais ce qui est extraordinaire, c'est que le public se montre ouvert. Ils partagent leurs secrets avec moi parce qu’ils se sentent tellement liés au film qu’ils ouvrent quelque chose dans leurs cœurs. Cette expérience subjective soumise à une objectivation devient à nouveau une expérience subjective que l’audience a vécue, ce qui me rappelle finalement — encore et encore — ce que cette expérience a été pour moi, personnellement. Tu vois, c’est en quelque sorte un cercle qui se complète lui-même. Ce qui est incroyable, c'est que ce sentiment que je pensais avoir éprouvé toute seule dans ce bar, en réalité, j’ai appris qu’on l'avait tous éprouvé. On est tous passés par là une fois. Disons que tu es rentrée chez ta famille avec ton partenaire pour les vacances. Tes parents confrontent cette personne qui te connaît d'une certaine manière et lui aussi, il doit être confronté à la manière dont tes parents te perçoivent. Ce peut être un exemple aussi simple que cela. D’une manière ou d’une autre, on se retrouve tous dans des situations similaires et on se demande : « Quelle personne serais-je entre ces deux personnes ? » J’ai vraiment ressenti cette dimension universelle quand je travaillais sur le film, car mes acteurs et mon équipe étaient très connectés et ils avaient tous leur propre histoire à me raconter.

À propos de la langue, tu portes une attention très particulière aux expressions du langage interpersonnel. Nora parle et réagit différemment en présence d'Arthur par rapport à sa manière de le faire quand elle est avec Hae Sung. Sa voix, ses gestes, ses expressions faciales changent. Pourrais-tu expliquer le rapport à la langue dans le film ?

Quand Arthur et Hae Sung se voient pour la première fois, quelle est la première chose qui se passe ? Arthur dit bonjour à Hae Sung dans un mauvais coréen et Ha Sung dit bonjour à Arthur dans un mauvais anglais. Est-ce que c'est important qu'ils maîtrisent ces langues ? Non, ce qui est important, c'est qu'ils essaient de communiquer et ne cherchent pas à se blesser l'un l’autre. Car Nora est au cœur de cette rencontre. Chacun de ces deux hommes a, en fait, une clé qui le lie à Nora mais que l'autre n'a pas. Face à cette situation, ils ont la possibilité de faire plusieurs choses : ils pourraient essayer de se battre pour prendre la clé de l’autre ou de se débarrasser l'un de l’autre. Mais ce qui se passe dans le film, c'est qu'ils se disent, en fait, sans l’un et l’autre, nous n'arriverons jamais à connaître Nora, nous ne pourrons pas faire partie de sa vie et prendre soin d’elle de façon à ce qu'elle se sente entière. Donc, nous allons mettre de côté tous les sentiments mesquins et la jalousie juste pour ce soir afin que nous puissions être là pour elle en ce moment.

Quand je pense à la masculinité et à ce que j'aime à propos de la masculinité, ce sont ces moments où les hommes sont capables de faire cela. On a souvent une vision complètement différente de la masculinité. Or, la masculinité que j’aime, c’est quand les hommes sont capables de dire « Je sais qu’en ce moment, j’ai le droit de faire n’importe quoi, mais je tiens trop à cette personne pour faire de ce moment une affaire personnelle. » D’ailleurs, tous les trois obtiennent ce qu'ils veulent à la fin du film. Hae Sung obtient ce qu'il veut parce qu'il a fait quatorze heures de vol pour venir à New York et dire au revoir à la fille dont il était encore amoureux à l'âge de 12 ans. Il est finalement prêt à la quitter et à avancer dans sa vie. Quant à Nora, je ne pense pas qu'elle savait qu'elle devait dire au revoir à la petite fille de 12 ans qu'elle avait laissée derrière, mais quel cadeau son ami d’enfance lui a fait ! Son ami, et peut-être dans sa prochaine vie son amant, est venu lui donner l'occasion de dire au revoir à sa propre enfance. Finalement, c’est beau qu’Arthur soit également récompensé par une fin heureuse parce qu’il obtient la chance de voir le côté pleurnichard de Nora, parce qu’il souhaite plus que tout la connaître mieux ; il apprend même une nouvelle langue pour elle.

De même que la langue, l'expérience spatiale de New York est différente pour Nora quand elle passe quelques journées avec Hae Sung. Elle semble découvrir une autre ville. Comment as-tu choisi ces lieux ? Ont-ils aussi une signification personnelle pour toi ?

Les choix de lieux étaient toujours liés à l’histoire. Par exemple, la statue de la Liberté. Je ne pense pas que ce monument doive nécessairement figurer dans tous les films new-yorkais, mais il est dans ce film, parce que ce serait soit les touristes, soit les immigrants qui iraient le voir. Pour les touristes et les immigrants, c’est un lieu très singulier, alors que pour un New-Yorkais comme Arthur, ce n’est pas le cas. Comme le film raconte l’histoire d’une immigrante et d’un touriste, la statue de la Liberté a une place importante dans le film. Elle est en quelque sorte le symbole de l’immigration, tout comme le carrousel que l'on voit sur l’affiche. Ce carrousel se trouve de l'autre côté de Brooklyn, d'où l'on peut voir tout Manhattan, et pour moi, il a toujours été un symbole très particulier. Les carrousels évoquent un peu l'enfance, bien sûr, mais celui-ci était tourné vers l’eau et couvert de verre pour le protéger. Il ressemblait à un petit écrin à l’abri de l’eau qui l’entourait. Et j'ai vraiment eu l'impression qu’il évoquait ce que Hae Sung et Nora ressentaient à ce moment-là devant le carrousel.

Nos vies d’avant porte un regard sobre et réaliste sur les relations amoureuses contemporaines. Nous sommes tellement habitués à voir des tragédies, des sacrifices pour l’amour que, pour certaines personnes, ce film peut paraître distancié et froid. Or, au contraire, il me semble que c’est ainsi qu’on fait l’expérience de l’amour aujourd’hui.

Je pense que c'est aussi lié à la façon dont nous vivons l’amour. L’amour est très différent des « dates ». Je crois qu’on parle très peu de l’amour. On ne peut pas échanger l’amour contre quelque chose. Si on aime une personne, on ne devrait pas avoir n’importe quelle attente envers elle. Par exemple, Hae Sung n’est pas venu à New York pour sortir avec Nora. Il est simplement venu pour être là, avec elle. Souvent, les tensions surviennent parce que les adultes se comportent comme des enfants. Mais le fait est que dans ce film, ces personnes qui étaient auparavant des enfants et qu’on a vues quand elles l'étaient, apprennent à se comporter comme des adultes et travaillent beaucoup pour se traiter les unes les autres comme des adultes. Cela a toujours été l'objectif du film depuis le début. Et il y a de la tension dans tout cela. Ce serait tellement plus facile si Arthur se comportait comme un con ou si Hae Sung était immature. Mais ici, on a trois personnages très responsables qui agissent comme des adultes, car ils s'aiment profondément, au-delà de cette vie. Donc la question c’est : comment vont-ils résoudre cette contradiction à laquelle ils sont confrontés ? Comment peut-on se sentir attaché à tous les trois en même temps et souhaiter une fin heureuse pour chacun ? Pour moi, c’était tout l’objectif du film

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu

Past Lives

Ecrit et réalisé par Celine Song

Avec Greta Lee, Teo Yoo, John Magaro

Etats-unis, 2023

Nora et Hae Sung, deux amis d'enfance profondément liés, se séparent après que la famille de Nora émigre de Corée du Sud. 20 ans plus tard, ils sont réunis pour une semaine fatidique alors qu'ils affrontent les notions d'amour et de destin.

En salles le 13 décembre.

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