RENCONTRE AVEC ANNE-SOPHIE BAILLY– « La maternité et la transmission sont des thèmes qui m’inspirent beaucoup »

© Les Films du Losange

Dans son premier long-métrage Mon inséparable, Anne-Sophie Bailly dépeint la relation fusionnelle d’une mère et de son fils en situation de handicap mental jusqu’à leur émancipation. Un récit parfois tendre, parfois acerbe, mais toujours juste, dont la réalisatrice raconte la genèse. Entretien.

Comment avez-vous eu l’idée de ce film ?

Quand j’étais adolescente, j’ai travaillé avec ma mère, infirmière dans une maison de retraite. Là-bas, il y avait deux femmes, une mère qui avait plus de quatre-vingts ans et sa fille, Yolande, d’une soixantaine d’années. Les deux avaient toujours vécu collées, car Yolande avait ce qu’on pourrait appeler « un petit retard ». Leur relation m’a fascinée. Elle était tendre, fusionnelle et en même temps conflictuelle. J’y retrouvais beaucoup de ce que représente, pour moi, le rapport filial.

D’un côté, il y avait la rage d’indépendance de Yolande, qui était d’ailleurs en couple avec un homme vivant non loin de la maison de retraite. Elle se demandait si elle avait le droit de le voir, avec ou sans surveillance. De l’autre côté, il y avait cette mère et je me demandais ce qu’avait été sa vie, ce que cela faisait de ne jamais avoir été détachée de son enfant.

Dans deux de vos précédents courts-métrages, le documentaire En travail et la fiction historique La Ventrière, il était question de la maternité et de l’enfantement, deux thèmes que l’on retrouve dans Mon inséparable

La maternité, le lien filial, la transmission, ce sont des thèmes qui m’inspirent beaucoup et avec lesquels j’essaie d’avoir un rapport « pas poli ». Il y a de la beauté mais aussi de la rugosité dans ces relations-là. J’essaie de les dépeindre avec précision, d’avoir un regard à la fois franc et tendre, d’aller chercher les contradictions qui peuvent naître dans ces rapports.

Comment construire ces personnages – la mère, Mona, et le fils, Joël, en situation de handicap mental – pour aller au-delà des clichés ?

Pour rendre ces personnages attachants et dignes, je voulais qu’ils soient injustes l’un envers l’autre. J’avais besoin qu’ils se regardent en prenant en compte leurs défauts, avec toute l’aridité que cela peut impliquer.

Je ne voulais pas faire de Mona une mère courage. Elle est tout le contraire, c’est une mère courage qui cesse de l’être. De l’autre côté, je ne voulais pas d’un fils qui ne soit que bonté. Joël s’affirme, prend son indépendance. Pendant l’écriture du film, j’ai passé beaucoup de temps en ESAT [Établissement et service d'accompagnement par le travail, ndlr] et j’ai été très touchée par le fait que les jeunes gens que je rencontrais étaient très assurés et qu’ils affirmaient leurs désirs. Ce devait être assez décontenançant pour leurs parents, pour leur entourage, j’imagine.

© Les Films du Losange

Au cours du film, les deux personnages se détachent pour exister. Cette émancipation passe notamment par la sexualité, que ce soit dans le cas de Joël, qui se met en couple avec une amie de l’ESAT, ou de Mona qui entame une relation avec un homme rencontré dans un bar…

Je voulais que l’émancipation passe par le charnel. J’ai le sentiment que les deux corps que je mets en scène – le corps d’un jeune homme en situation de handicap et le corps d’une femme qui commence tout juste à vieillir – sont des corps auxquels on ne pardonne pas grand-chose. Je trouvais beau qu’ils soient libérés par une émancipation qui soit aussi de nature sensuelle.

Comment avez-vous choisi vos acteurs, Laure Calamy et Charles Peccia-Galletto ?

J’ai commencé par chercher Joël. Je voulais une personnalité particulière, pas forcément conforme à ce que j’avais en tête. C’est ce qui est arrivé.  Charles Peccia-Galletto est plus jeune que ce qui était prévu dans le scénario. À l’origine, il avait trente-cinq ans [dans le film, l’âge de Joël n’est pas mentionné, mais il apparaît plutôt comme un jeune homme à la fin de sa vingtaine, ndlr].

J’ai alors pu me mettre à la recherche de l’actrice qui, elle aussi, pouvait être plus jeune que prévu. Leurs deux âges sont très corrélés, car j’avais dans l’idée que Joël était arrivé très tôt dans la vie de Mona. D’ailleurs, Mona reproche à Joël de lui avoir volé sa jeunesse, d’une certaine manière. Là encore, cela ne veut pas dire qu’elle soit juste, c’est simplement ce qu’elle pense.

J’ai immédiatement pensé à Laure Calamy pour l’incarner. Je l’avais beaucoup vue au théâtre et j’en gardais le souvenir d’une immense tragédienne, d’une femme capable d’aller dans les abîmes d’elle-même et qui en même temps a le sens du rythme. Laure et Charles se sont rencontrés pour des essais et ils se sont liés tout de suite.

Y-a-t-il des références cinématographiques qui vous ont aidé à construire et à penser ce film ?

Je suis très attachée au cinéma de Cassavetes. Deux de ses films ont été importants pour Mon inséparable. Le premier s’appelle Gloria. C’est l’histoire d’une ancienne prostituée qui part en cavale avec un petit garçon dont la famille a été décimée par la mafia. Cette cavale ne sert à rien narrativement, à rien d’autre que de faire évoluer la relation entre les personnages. Je trouvais cette idée magnifique. Je me suis dit que, de la même manière, Mona et Joël ne peuvent pas faire évoluer leur relation dans le cadre de l’appartement où ils ont toujours vécu. La dérive de Mona et Joël dans le nord de la France sert justement à cela.

Le deuxième film qui m’a inspirée, c’est Un enfant attend. Cela parle d’une mère jouée par Gena Rowlands qui a abandonné son enfant dans une institution pour personnes en situation de handicap et qui n’arrive plus à venir le voir. Toute une réflexion est faite dans le film sur « les enfants qui restent » et ce qu’ils deviennent. Il y a une scène terrible où ils vont voir les patients adultes qui sont presque réduits à l’état de bêtes.

Je trouvais intéressant, à ma modeste mesure, d’essayer de proposer une réponse à ce film dont je partageais certaines tentatives. Je voulais questionner la liberté de ces enfants devenus adultes, me demander comment on pouvait leur donner le souffle d’une forme de liberté possible, précaire peut-être, mais possible. 

Propos recueillis par Enora Abry

Précédent
Précédent

JOLI-JOLI - Diastème

Suivant
Suivant

NOSFERATU - Robert Eggers