CHRONIQUE DU MATRIMOINE #6 - L’œil de Judit Elek en 5 films

© NFI Filmarchivum

Jusqu’au 23 novembre 2025, la Cinémathèque du Documentaire consacre une rétrospective à la cinéaste hongroise pionnière, décédée ce1er octobre. Une réalisatrice à l’œuvre libre et courageuse qui s’étire des années 1960 à 1980 pour réaliser un portrait intimiste de la Hongrie soviétique. Retour sur cinq films phares pour découvrir l’univers de la cinéaste.


RENCONTRE (1963) - Court-Métrage, 21 mn

Après plusieurs années à expérimenter la matière documentaire, Judit Elek se lance dans le bain de la fiction en 1963 avec “Rencontre”, qui narre, comme son nom l’indique, la rencontre suite à une petite annonce entre un homme et une femme sur un banc de Budapest. Un film auquel elle applique les principes du cinéma-vérité : prise de son direct, lumière naturelle, sujet banal, acteurs non professionnels… Si on y retrouve déjà l’appétence d’Elek à mêler fiction et documentaire dans son esthétique, ce premier essai déstabilise ses pairs, choqués notamment par le manque d’audibilité de certains dialogues auquel se mêle le brouhaha de la ville. Une effervescence qui vient pourtant souligner la solitude de nos deux protagonistes dans cet espace urbain en apparence propice aux rapprochements, mais qui isolent les êtres, au point qu’une annonce maritale dans le journal devient pour eux le seul espoir d’une rencontre sincère. Une thématique qu’on ne cessera de voir dans le cinéma de Judit Elek, dont “Rencontre” fait finalement figure de manifeste.


LA DAME DE CONSTANTINOPLE (1968)

A Budapest, une femme âgée, veuve, vit dans un deux-pièces spacieux ; elle y danse, tricote, parle aux fantômes et chérit ses souvenirs. Face au manque de logements dont souffre la ville, on lui fait comprendre qu’elle doit laisser son appartement à une famille, afin de s’installer dans un logement plus modeste. Elle propose alors d’échanger son appartement, et trouve son appartement noyé sous les visiteurs dans ce qui devient une fête improvisée. Premier film de la réalisatrice à être sélectionné au festival de Cannes en 1969, La Dame de Constantinople détonne tout d’abord par son portrait réaliste et tendre d’une solitude joyeuse, d’un chérissement du chez-soi comme lieu d’apaisement et d’accomplissement intime. On y retrouve également l’inspiration de Judit Elek dans le documentaire, qu’il s’agisse de la dépiction du quotidien de la capitale hongroise dans la fin des années 1960, ou plus précisément de la précarité immobilière - on pense notamment aux appartements surpeuplés, logeant plusieurs générations d’une même famille, que visite quotidiennement la protagoniste, ou encore à la scène d’échange d’appartements aux airs de marché. Un film aux tonalités intimistes et mélancoliques, et probablement aussi un des plus personnels de la réalisatrice, elle qui dévoilait en entretien sa sensibilité à sa propre solitude.


UN VILLAGE HONGROIS (1974) / UNE HISTOIRE SIMPLE (1975)

Sorti à un an d’intervalle, le diptyque “Un Village hongrois” et “Une Histoire simple” constitue à la fois l’aboutissement et le crépuscule de la période documentaire de Judit Elek. Aboutissement, tant l'œuvre est monumentale dans son ambition : filmer sur plusieurs années le quotidien des femmes d’un village de campagne, Istenmezeje. Deux jeunes filles, Ilonka et Marika, s’imposent rapidement comme les héroïnes de ce documentaire tourné sur quatre ans. Judit Elek les suit de la fin de l’école aux débuts de la vie d’adulte, période charnière où elles se confrontent pour la première fois aux injonctions qu’on attend d’elles dans cette zone rurale où l’avenir des femmes se définit par une vie maritale. Un dispositif audacieux annonçant une méthode documentaire au temps long qui se déploiera jusqu’à nos jours, en témoigne Adolescentes de Sébastien Lishfitz qui en serait la version contemporaine. Crépuscule, car derrière la réussite formelle et la portée politique de l’œuvre dans ce pays du bloc soviétique, les critiques locaux pointent l'interventionnisme de la cinéaste, qui n’hésite pas à interagir directement avec celles qu’elles filment, sous-entendant un rôle de sa part dans les velléités féministes des adolescentes. Résultat, des échos négatifs qui rompent le contrat de confiance entre les villageoises et la cinéaste, vécue par Elek comme un point de rupture dans son travail de documentariste. Le diptyque “Un village hongrois” / “Une histoire simple” s’imposent rétrospectivement comme le film le plus ouvertement féministe de sa filmographie, interrogeant la possibilité d’émancipation des femmes hongroises et ses limites.


LA FÊTE DE MARIA (1984)

En ce jour de septembre 1866, on célèbre l’anniversaire de Maria. Pour l’occasion, toute la famille s’est réunie dans la grande demeure bourgeoise. Sa sœur aînée, Julia, est la veuve d’un grand poète mort en martyr quelques années plus tôt, Sandor Petofi, dont l’ombre règne sur l’assemblée. Malade, cette femme, également artiste, cherche à fuir un second mariage qui l’entrave. Les hommes, eux, sont sûrs de leur pouvoir sur ces femmes. Au cours de la journée, le cocon familial va se fissurer, les masques tomber… À travers ce drame historique exigeant au carrefour de Bergman et Tchekhov, Judit Elek utilise l’intime pour évoquer les soubresauts de l’histoire de la Hongrie et l’impact du modèle patriarcal. Si le réel n’est jamais loin, les protagonistes ont tous existés, la réalisatrice embrasse avec ce film le volet plus fictionnel de son travail - qu’elle poursuivra avec “Mémoire d’un fleuve” quelques années plus tard. D’une beauté formelle, épatante où s’opposent des séquences extérieurs baignées dans la lumière automnale et des plans-séquences intérieurs oppressants. Sa caméra passe de visage en visage au cours de longues discussions, devenant un membre à part entière de l’assemblée. “La Fête de Maria” est un des films les plus riches et complexes que nous ait offert la cinéaste. 


ALICIA ARPAÏA ET MARIANA AGIER

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