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RENCONTRE AVEC MONA ACHACHE - « J’ai eu ce besoin de sortir ma mère des ténèbres, et de la porter haut par la voix de Marion Cotillard »

Copyright © Tandem

Sorti en salles le 15 novembre dernier, Little Girl Blue est une puissante œuvre hybride entre documentaire et fiction, où la réalisatrice Mona Achache réincarne le fantôme de sa mère à travers Marion Cotillard, pour donner des réponses aux questions en suspens. Au festival Best of Doc, nous avons rencontré la réalisatrice pour décrypter la mise en images de ce cheminement, à la limite de la psychanalyse.

Comment s’est déroulée la production du film ? J’imagine que cela ne devait pas être simple de pitcher ce projet à des producteurs ou des financeurs ?

La rencontre avec la productrice a été assez immédiate : elle a compris le texte, ce qui était le principal enjeu. Ce qui a rendu le financement complexe, c’est le fait que le projet pouvait avoir l’air un peu opaque à la lecture. Le scénario ressemble beaucoup au film, mais il fallait pouvoir se projeter dans cet univers un peu claustrophobique, avec ce pari périlleux de demander à une actrice de ressusciter ma mère. Forcément, cela n’a pas suscité un enthousiasme général immédiat ! Laetitia Gonzalez, de [la société de production] Les Films du Poisson, s’est engagée sur le film, nous avons eu assez vite l’avance sur recettes [du CNC], puis le distributeur Tandem s’est engagé avec nous, avant même que Marion Cotillard lise et donne son accord. Ensuite, cela a été près de deux années d’un périple de financement, assez ingrat parce qu’il y avait souvent le reproche fait au film d’être trop nombriliste et une remise en question du procédé d’incarnation de ma mère.

Au bout de ce périple, nous avons finalement eu un nombre assez joyeux de partenaires : France 2, la Région Grand-Est… Mais cela a effectivement été long. C’est un film hybride entre le documentaire et la fiction, et nous avons délibérément choisi de le présenter comme un documentaire. On était donc toujours dans des guichets documentaires, qui donnent leur accord, mais avec des montants moindres que si on avait catalogué le film comme une fiction. Sauf qu’à l’arrivée, il y avait un décor et tout un travail de maquillage sur Marion Cotillard qui dépassaient le cadre d’un documentaire. On était très interventionnistes et on a parfois souffert de ne pas avoir le budget nécessaire.

Cela nous a imposé un tournage sur 16 jours. Marion [Cotillard] a tourné seulement 8 jours, ce qui est très peu par rapport à l’étendue de son personnage. Cela a aussi imposé une intimité, une intensité épuisantes, mais qui ont nourri l’intensité des émotions qui venaient chavirer cette expérience de tournage.

Comment s’est faite la collaboration avec Marion Cotillard ?

C’était complètement mon idée ! Je lui ai envoyé le projet, et on s’est assez peu vues ensuite. On a eu 4 rendez-vous très importants où on s’est parlé de l’une, de l’autre, de ce que cela faisait résonner chez elle et pourquoi Carole [Achache] l’avait autant émue. Je lui ai donné tout ce que je pouvais sur ma mère : des textes, des photos, et surtout les audios sur lesquels elle devait travailler pour cet effet de synchronisation, d’articulation sur la voix de ma mère, pour donner l’illusion que la voix de ma mère sortait d’elle.

Je lui ai demandé qu’on ne se voie pas énormément, en dehors des moments d’essayage de costumes et de maquillage, parce que je savais que le film allait se jouer sur cette frontière entre moi « fille de » et elle ma mère, moi metteuse en scène et elle actrice, moi en tant que moi-même et elle en tant que Marion. J’ai voulu préserver cela.

Je trouvais également beau le fait que le film raconte ma besogne solitaire au début, avec tout ce matériel d’archives, jusqu’à son arrivée et l’éclosion du film, qu’elle aussi vive son périple solitaire, et que son premier jour de tournage (puisqu’on a tourné le film dans sa chronologie) soit le point de rencontre entre trois solitudes : ma mère, Marion et moi.

Il y a une mise en scène extrêmement proche du théâtre pour redonner vie aux archives, comment l’avez-vous travaillée ? Est-ce que vous avez travaillé avec des metteurs en scène ?

On est évidemment tous chargés des films qu’on a pu voir ! Moi, c’est particulièrement ceux que j’ai vus dans mon enfance, et c’est peut-être ce qui a imposé cette vision toujours un peu onirique des choses. Je ne suis jamais en quête d’un réalisme absolu, mais j’aime beaucoup les symboles et les métaphores. J’ai voulu incarner de manière filmique une psychanalyse, avec ce moment d’ouverture des caisses où on déballe tout, on est enseveli par le poids du passé. Petit à petit, j’ai commencé à mettre de l’ordre dans toutes ces photos en les collant au mur. Au scénario, j’avais écrit ce mur comme un repère de serial killer. Il y avait aussi besoin d’avoir ces sous-décors, qui permettaient de rejouer les enregistrements que ma mère avait faits. Il y avait déjà l’idée que quand on voyait Carole marcher dehors, c’était une projection de l’extérieur et qu’elle marchait elle-même sur un tapis. C’était une manière pour moi de raconter son immobilisme et le fait qu’elle tournait sur elle-même.

En poussant plus loin cette idée, avec les contraintes de budget et de temps de tournage, est venue l’évidence que tous ces petits morceaux de décor étaient comme une ramification de ce décor principal initial, et que ce film devait physiquement raconter mon obsession, moi qui tourne en boucle autour de ma mère, et Carole qui tourne en boucle autour de sa propre histoire. Je n’ai pas vraiment voulu fonctionner par références extérieures, mais plutôt toujours incarner physiquement les émotions que suscitaient ma propre histoire et le parcours de ma mère. La première scène, l’arrivée de Marion à qui je remets les vêtements et les bijoux de ma mère, est vraiment l’incarnation de ça : j’ai ressenti physiquement ce besoin, presque infantile, de sortir ma mère des ténèbres, du silence, et de lui offrir la possibilité d’être portée haut par la voix et le talent d’une actrice comme Marion. J’ai voulu écrire tout le film de cette manière, et faire vivre le décor comme si c’était ma matière organique.

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Un autre film, sorti la même année, résonne énormément avec Little Girl Blue, que ce soit dans la mise en scène qui mêle le documentaire et la fiction, ou le travail avec les actrices : c’est Les Filles d’Olfa, de Kaouther Ben Hania. Vous l’avez vu ?

Oui, c’était réjouissant, on ne se connaissait pas avec Kaouther Ben Hania mais on a découvert nos films respectifs au moment du Festival de Cannes ! On a vu nos films, on est entrées en contact. Il y avait quelque chose d’euphorisant, d’assez génial, cette conversation invisible entre deux cinéastes qui fantasment un dispositif de film assez similaire. Et aussi une histoire qui pourrait se résumer de la même manière même si tout est divergent : c’est l’histoire d’une lignée de femmes, d’une malédiction, une réflexion sur la transmission, et sur cette frontière poreuse entre fiction et documentaire. Nos films pourraient se résumer de la même manière sur le fond et la forme, mais en même temps ils n’ont rien à voir !

Souvent, le lien entre un film et son spectateur se fait sur des résonances intimes. C’est rare que cela se fasse de cette manière, à l’échelle du travail, et d’avoir avec une autre réalisatrice cette possibilité de deux chemins de construction de films à la fois si semblables et si différents. Pour elle et pour moi, cela a été un moment très joyeux.

Vous dites dans Little Girl Blue que votre mère paraît presque être un personnage de fiction. Est-ce que vous envisagez pour la suite de sortir votre mère du cadre du documentaire pour revenir dans la fiction ?

Cette prise de conscience du fait qu’elle devenait pour moi un personnage de fiction potentiel passionnant, c’est ce qui m’a autorisée à faire ce film. Je ne suis pas sûre que j’aurais eu envie de me confronter à ma mère par le biais d’un documentaire plus classique, sans ce déplacement. J’ai eu besoin de ce romanesque, et de raconter mon besoin de la regarder avec admiration comme un personnage, et pas frontalement comme ma mère.

J’ai un parcours de réalisatrice très hybride, assez accidenté, peut-être même incohérent, à la fois choisi et pas choisi, où mes films les plus personnels se sont effondrés ou ne se sont pas faits, sûrement à cause d’un blocage intérieur que je débloque dans ce film-là ! Mais je me suis construite en tournant de façon boulimique, dans des registres très différents. On a longtemps pu penser que je m’éparpillais, mais aujourd’hui je me sens très forte de cet éclectisme et de cette possibilité de changer de registre. [Little Girl Blue] a comme ouvert une porte énorme dans ma manière d’écrire, où je me dis que tout est possible. On dit souvent que pour croire à un personnage, il faut oublier l’acteur. Ici, le pari de ce film était de se dire qu’on allait partir de l’actrice, voir son chemin de travail, puis oublier l’actrice pour totalement épouser ce personnage et se dire qu’on aimait d’autant plus Carole dans ce film parce qu’elle est pleine du chemin de Marion. Je trouve intéressant, et pas seulement pour un exercice d’autofiction, d’essayer d’inclure le chemin de travail, la démarche d’un acteur vers un personnage. C’est une grille de lecture que j’aurais envie d’étendre à autre chose que ma propre histoire.

Propos recueillis par Mariana Agier


A lire - [CRITIQUE] : LITTLE GIRL BLUE - Mona Achache
A écouter - Rencontre avec Kaouther Ben Hania pour Les Filles d’Olfa

Best of Doc est un festival annuel qui propose de voir ou revoir dix des meilleurs films documentaires sortis en salle l'année écoulée. Annick Peigné-Giuly (Documentaire sur grand écran), Antoine Guillot (Radio France), Chloé Vurpillot (Tënk), François Ekchajzer (Télérama), Fabien David (exploitant du cinéma Le Bourguet à Forcalquier) et Claire-Emmanuelle Blot (la Clef) se sont réuni·es début novembre 2023 pour la sélection des 10 films de la cinquième édition qui a eu lieu du 6 au 19 mars 2024 partout en France.