RENCONTRE AVEC LEA GLOB ET APOLONIA SOKOL - “La distance conduit à l’objectivation”
Plus qu’un simple documentaire ou un portrait d'artiste, Apolonia, Apolonia est le récit intime de trois femmes artistes passionnées qui laissent couler leurs vies riches en combats devant la caméra. Sorociné a rencontré la cinéaste Lea Glob et la peintre Apolonia Sokol pour discuter de la vision derrière le film et des enjeux artistiques et personnels qui les motivent.
Le voyage d’Apolonia, Apolonia commence par un film de fin d’études avant d'évoluer vers un long métrage. À quel moment avez-vous remarqué que le projet dépassait ce que vous aviez initialement prévu ? Y a-t-il eu des moments de discussion entre vous pour décider de continuer ou d'arrêter ?
LEA GLOB : Nous avons voulu que le film rende justice aux sujets qu'il allait aborder. À travers une histoire personnelle, nous avons cherché à mettre en lumière des thèmes et des questions importants. À un certain moment au cours du montage, au vu de sa portée, le film a pris des proportions épiques, surtout dans le cadre du genre cinématographique auquel il appartient. Même si tout a commencé par un film d'études, dès le départ, nous étions assez ambitieuses. Après avoir terminé mon film d'études, j'ai recontacté Apolonia pour lui dire que je n'arrivais pas à l'oublier et que je voulais raconter davantage son histoire. Ainsi, le projet a pris de l'ampleur et a incorporé de multiples facettes. Mais nous n'avions aucune idée de la manière dont le film allait être perçu par le public. Lorsque notre première projection a eu lieu à l'IDFA, c'était impressionnant de voir le film « naître » véritablement.
APOLONIA SOKOL : Nous n'avons pas tellement eu de discussions. Il y a eu des moments où Léa a pensé que le film était prêt, d'autres où elle disait qu'il serait fini l'année prochaine. Puis, il y avait aussi des moments où je l'ai appelée pour lui dire qu'il se passait quelque chose d'important – disons que quelqu'un avait mis le théâtre en feu – qui s'est finalement avéré être rien de grave. Mais nous n'avions jamais discuté de quand le film serait terminé. Ce n'était même pas un travail de groupe ni une collaboration jusqu'à ce que Lea me demande mon accord vers la fin, lors du montage, pour les différentes versions qu'elle a montées.
Bien que la majeure partie du film se concentre sur Apolonia, c’est à travers vos yeux que le récit nous la fait découvrir. Pouvez-vous nous parler du choix d'ouvrir et de clore le film par votre présence ?
L. G. : Le fait que le film commence par le regard de la jeune Lea nous a permis de résoudre beaucoup de problèmes lors du montage. C'est un aspect un peu technique, mais dans les premières versions du film, la curiosité envers Apolonia, son métier et son environnement était beaucoup plus présente avant que nous, en tant qu'audience, ne comprenions à quoi le film s'intéressait vraiment. Si l'on se penchait sur la curiosité, l'intrigue aurait encore été très faible et désordonnée. Si nous serrions trop la trame narrative, nous n'aurions pas eu la spontanéité de la rencontre et de l'intérêt l'une pour l'autre. (À Apolonia) Te souviens-tu quand tu m'as dit que tu avais un ami que tu n'avais pas vu depuis longtemps et que tu avais hâte de le revoir, de lui parler, de toucher ses livres, ses objets personnels ? Cette curiosité et cette énergie juvénile, elles me tenaient beaucoup à cœur. Si j'avais commencé directement en dressant un portrait très structuré de l'artiste, cela aurait ôté toute curiosité. Mais si nous partions de la curiosité, le public se serait demandé où cette histoire allait vraiment, pourquoi il regardait tout cela. En bref, il était question de rassembler correctement ces parties éparses. Un jour, j'ai éprouvé un sentiment très fort et étonnant alors que j'étais assise avec Apolonia et Oksana qui étaient en train de peindre. Les rayons du soleil brillaient et on pouvait sentir l'odeur de la térébenthine et du tabac. On entendait le bruit de leurs brosses sur la toile. Elles étaient tellement concentrées ! C'était vraiment étrange. À côté d'elles, je me suis sentie chez moi. Donc, le fait d'incorporer ce sentiment dans le récit a donné à cette quête une dimension plus personnelle, qui remonte à un certain temps.
Apolonia, nous voyons dans le film que depuis ton enfance, ta famille a presque tout filmé, voire même ta naissance ! Le fait d'être constamment consciente du fait qu’une caméra te suit a-t-il également impacté ton implication dans le film ?
A. S. : Généralement, je dis aux gens que je n'avais pas le choix quand mes parents ont filmé non seulement ma naissance mais aussi ma conception – ce qui devrait être étudié par les psychiatres car, on ne devrait pas voir notre propre conception. On peut le considérer comme une vision romantique mais de mon point de vue, en tant qu'une femme adulte, j'ai ressenti que je devais travailler sur ce traumatisme une fois le film fini. Car, dès le début de ma vie, j'étais dépossédée de mon identité et de ma vie privée – c'est ce qui a permis à un film comme celui-ci d'être réalisé sur une aussi longue période. Parce que je n'ai jamais eu l'idée ou le sentiment que tout cela devait s'arrêter. C'était de cette manière que je percevais mon existence – sans connaître mes propres limites et sans avoir de respect pour ma vie privée. Mais dans le contexte de ce film, je dis toujours que, quoique douloureux, l'art est capable de sauver l'artiste. Même si tout n'est pas dit dedans, ce film a réussi à faire de mes expériences traumatisantes une partie de la mémoire collective. Dans toute culture, tout l'intérêt de raconter des histoires les unes aux autres est d'aller au-delà de nos traumatismes. Mon étrange relation avec la caméra, la dissociation que j'éprouve en parlant de moi-même à la troisième personne – tout cela a été résolu pour moi à partir du moment où mon histoire a été racontée et s'est retrouvée entre les mains du public, car elle n'était plus simplement la mienne.
Toutes les deux, vous apparaissez dans le film comme portraitistes. Mais Apolonia, tu fais aussi des autoportraits. Comment était la relation entre ton propre regard sur toi-même et celui de Lea sur toi ?
A. S. : À mon avis, les scènes où Lea montre son visage sont les plus vulnérables, même si elles ne durent pas très longtemps. Je ne sais pas s'il y a vraiment un intérêt à comparer les deux en matière d'autoportrait. La peinture est un médium différent, qui repose sur des éléments inertes, morts. La relation qu'on entretient avec une peinture est très individualiste – quand on fait son expérience, on est tout seul, tandis que le cinéma offre une expérience collective où on partage les émotions. Par ailleurs, je pense qu'il est plus facile de faire des autoportraits, que ce soit en peinture ou en écriture, de se tourner vers soi-même et d'explorer ses propres émotions. De mon côté, j'aime également utiliser des portraits de ma famille, de mes ami·e·s et de personnes qui s'identifient comme femme. Il est certainement plus facile de faire des portraits de gens qu'on aime que de trouver quelqu'un qui nous est totalement étranger et d'en faire quelque chose d'intéressant. À cet égard, j'ai appris beaucoup de choses en observant Léa en train de me filmer, et vice versa. Mais nous n'avions ni plan ni structure. Rien n'était artificiel, tout ce qui s'est passé entre nous est allé de soi.
Ce film est devenu une véritable œuvre féministe, mais pas forcément par notre volonté. J'ai présenté le film dans certaines projections en France alors que Lea était ailleurs, elle aussi, en train de le présenter. Pendant ces discussions, il y avait toujours un homme qui se levait et disait : « Vous devez avoir honte de la manière dont vous montrez l'Académie des beaux-arts et ces hommes ! » auquel je devais répondre, par politesse, en le remerciant d'abord. Puis je devais lui expliquer que les misères dont j'ai souffert n'étaient pas prévues. La vie s'est simplement déroulée devant la caméra. Nous n'avons jamais espéré que mon professeur trouve mes tableaux peu intéressants, ou que Lea soit malade. Ce que je considère fascinant dans ce film est le fait qu'il a trouvé son propre chemin.
On peut dire que traditionnellement, le documentaire est une forme qui exerce une sorte de domination, voire de violence, sur le sujet auquel il s’intéresse, dans le but d'obtenir la vérité sur ce dernier. Très clairement, Apolonia, Apolonia adopte une approche différente.
A. S. : Aujourd’hui en France, nous savons très bien que l’histoire de la colonisation fait partie intégrante de notre langage culturel. Nous avons eu tant de cinéastes qui ont été envoyés à l'étranger pour prendre des images de personnes dont ils ne connaissent rien et pour en faire des fantasmes exotiques. (À Lea) Mais tu réussis à éviter ces poncifs.
L. G. : Mais c’était très dur, en raison des conventions de l’industrie cinématographique qui étaient difficiles à surmonter. Une partie importante de notre travail était de préserver nos intentions de départ face à cette industrie qui valorise le genre des films dont nous venons de parler. Pour cela, j’ai vraiment dû me battre.
A. S. : La distance, par exemple, conduit à l’objectivation. Dans certaines premières versions du film, Lea ne s’exprimait pas et j’apparaissais comme un objet de fascination. Lorsque Lea a décidé de parler d’elle-même, le partage des émotions et des idées a été mis en valeur.
Certains critiques trouvent le film pas assez politique et féministe. Mais il nous semble que le film l'est pleinement parce qu’il s’intéresse à vos expériences de déracinement et d’étrangeté : Oksana vis-à-vis de son pays et du mouvement FEMEN, Apolonia vis-à-vis du monde de l’art et Lea par rapport à l’expérience de la maternité.
L. G. : Dès le départ, voir une femme d’une personnalité complexe et aux multiples facettes était quelque chose de totalement nouveau pour moi personnellement. En tant que jeune cinéaste, je n'étais pas habituée à voir ce type d’images. Je me souviens que nous étions dans une galerie d’art à Istanbul pour le tournage et une femme a demandé à Apolonia en quoi ses tableaux étaient féministes. J’ai beaucoup aimé sa réponse. J’espère que je m’en rappelle bien, mais elle a dit : « Je suis une femme, je fais de la peinture et je viens d’ouvrir une exposition. C’est déjà quelque chose, non ? » Même aujourd’hui, peu de femmes reçoivent la reconnaissance qu'elles méritent. Il y avait la cérémonie des Roberts au Danemark il y a quelques semaines et le film a été récompensé par le prix de la meilleure réalisation. On venait d’apprendre que j’étais la deuxième réalisatrice à recevoir ce prix au cours des soixante dernières années.
A. S. : Mais tout cela n’est pas féministe en soi. Par exemple, en France, Marine Le Pen et l’extrême droite traditionaliste utilisent le féminisme pour se promouvoir et gagner en popularité. Pour revenir à cette question que tu as posée, je m’en souviens très bien parce qu’elle m’avait beaucoup surprise dans le sens où, quoique très naïve, elle avait mis ma légitimité en question.
L’une des singularités d’Apolonia, Apolonia est le fait que vous ne craignez pas de montrer des expériences d’échec, des erreurs (comme la partie qui se déroule à Los Angeles), car un récit féministe ne doit pas forcément être une success story.
A. S. : Il était vraiment important de montrer le côté sombre des choses, car sinon, tu t'alignes avec ces gros méchants. Si on ne parle pas de l’économie de ce système et combien il est nuisible pour nous, on ne fait que protéger et perpétuer le système. C’est important d’accepter qu’on peut tout aussi bien échouer. Même si tout·es mes ami·es m’ont dit le contraire, j’ai décidé d’aller à Los Angeles. J’étais tellement désespérée que tout ce qu'ils ont dit n’a eu aucun impact. Peut-être que ce n’est pas tellement un bon exemple, mais je travaille pour une organisation qui s’occupe de migrants mineurs isolés. On leur dit de ne pas partir et que tout serait terrible en arrivant, mais rien ne les empêche de tenter d’avoir une meilleure vie. J’y suis allée, mais finalement, j’ai compris dans quoi j’étais impliquée. Puis, j’ai téléphoné à Lea pour lui dire qu'il se passait des choses excitantes à Los Angeles. Quand Lea est arrivée, je me suis sentie plus forte, parce que nous avions une caméra. Et à Hollywood, quand on a une caméra, les règles du jeu changent. Ce que j’aime dans le film, c’est le sentiment de discordance : un incendie s’est déclenché dans le théâtre, Lea n’était pas là ; j’ai bu du thé avec Harvey Weinstein, elle n'était pas là non plus. Il y avait tous ces événements importants, hyper dramatiques, des images potentiellement bankables qui ne figurent pas dans le film. Le film est réussi car tout est réel, sans aucune mise en scène. Il y a également les coups de fil entre nous, qui créent des liens de sororité, parce que nous avons eu besoin de parler. J’ai mentionné tout à l’heure les dynamiques de pouvoir : parfois j’avais besoin de Lea, pour qu'elle vienne me filmer, et parfois c’était elle qui avait besoin de moi pour retrouver la stabilité dans sa vie après le coma.
Il faut aussi souligner le fait que vous vous concentrez, tout autant que la santé physique, sur la santé mentale des femmes et sur le rôle thérapeutique que peut jouer l'art à cet égard. Quelle importance accordez-vous à ce thème?
A. S. : Je pense qu’il est également question de différences entre les générations. Mes élèves d'aujourd'hui utilisent souvent des termes tels que self-care et guérison, parfois même en les interprétant mal. Dans notre génération, nous n’avons pas employé ces termes, voire nous n’employions aucun terme ! Par exemple, quand j’étais dans la baignoire et que je parlais de mon corps, je disais que je ne voulais pas être une femme, je parlais là du concept de genre. Aujourd’hui tout le monde sait ce que c’est, mais nous n’utilisions pas ces termes. (À Lea) La gentrification, les questions de genre, #MeToo… Sans vraiment le savoir, tu as capturé tous ces changements dans la société.
L. G. : Je me souviens qu’un jour, Apolonia m’a invitée à l’école où elle enseignait l’art aux jeunes. C’était une expérience très spéciale pour moi. Mon mari avait réalisé un court métrage sur ma maladie et j’étais un peu stressée parce que le film allait faire sa première. Apolonia m’a demandé si nous pouvions le montrer à ses élèves. Je n'ai jamais rencontré de personnes parlant si intelligemment d’art-thérapie et c’était à la fois amusant et émouvant, car je ne possédais pas le vocabulaire que ses élèves employaient. Être impliqué dans l’art a des effets thérapeutiques tellement forts et profonds que parfois, quand je parle de l’art en tant que cinéaste, je sens que j’en connais très peu de choses.
Pouvons-nous dire que les non-dits, les allusions sont plus puissants pour vous que les concepts et les définitions ?
A. S. : Quand on définit les choses, on acquiert du pouvoir sur elles mais en même temps on le perd, car à travers la définition, on peut les catégoriser, les mettre dans des cases. C’est ce que fait le monde occidental à tous ceux qu’il juge différents. Mais je pense qu’on a affaire à un cycle : lorsque l'on qualifie une chose d’underground, elle est immédiatement récupérée par le capitalisme, par la logique du marché ; finalement elle devient académique, et à ce stade, on cherche à redéfinir les choses. C’est ainsi que la culture et la langue évoluent. Donc ce n’est pas mauvais si ces définitions sont utilisées ou mal utilisées – car elles servent à réinventer de nouvelles définitions.
Apolonia, Apolonia n’est pas exempte de ce cycle non plus. Que pensez-vous du fait que le film soit discuté et commenté par des médias ou des personnes qui s’opposent à vos idées et à vos valeurs ?
A. S. : Je ne vais pas mentir, malheureusement, je joue le jeu du capitalisme. Je suis une peintre. Je considère mon corps physique comme le gardien des objets spirituels que sont mes œuvres d’art. Si je dois parler à un journaliste du Figaro pour défendre mes tableaux ou ce film, peu m'importe, je le ferai. Bien que cela puisse être difficile et que je doive peut-être maîtriser ma colère, je lui parlerai.
Je viens d'une famille d'artistes autodidactes, des activistes qui se rebellaient contre tout. Par exemple, quand j’ai voulu aller à l'Académie des beaux-arts, mon père m'a dit : « Tu vas devenir une bourgeoise maintenant ? » Mes parents avaient une énergie politique très forte, mais cette attitude avait ses limites. À l'intérieur du théâtre, nous avons fait beaucoup de choses pour notre quartier, mais personne d’autre que nous ne semblait se soucier des travailleuses du sexe qui étaient battues ni des accros au crack. Alors que c'était un tabou en France, nous avons parlé de la colonisation, accueilli des artistes africain·es au théâtre. C'est pourquoi j'ai toujours pensé que nous devrions nous ouvrir à l'élite, aux personnes qui détenaient le pouvoir, et communiquer avec elles. Les peintures, les films ou les images ont un pouvoir très singulier. Ils peuvent être silencieux, mais aussi s'intégrer dans certains environnements et parler d’eux-mêmes au moment opportun. En refusant toute forme de conversation avec le monde, on finit par se limiter.
La narration est une excellente manière d'aborder des sujets extrêmement violents. C’est la logique des contes de fées, de la culture kawaii qui cache derrière elle les souffrances terribles causées par la bombe atomique dans la société japonaise. (À Lea) Dans le film, tu abordes aussi des sujets sombres, comme la misogynie—sans pointer du doigt de manière explicite, et toujours avec douceur, gentillesse et amour pour parler de trois femmes qui cherchent à survivre dans une société patriarcale, dans un monde occidental censé être libre…
Propos recueillis par Öykü Sofuoglu.